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Parole d’organe !

 

Café philo-psycha, Biarritz, 1er février 2013.

Laurent Combres

 

 

 

 

         La question dont nous allons partir, et qui s’appuie finalement sur une sorte de constat consensuel est la suivante : qu’est-ce que la psychanalyse peut nous permettre de dire à propos de la réification comme tendance de la condition humaine postmoderne ?

 

         Avant de tenter de répondre à une telle question, il serait opportun de s’entendre sur plusieurs notions et sur le contexte dans lequel je propose cet argument 

. La réification, bien sûr, la condition humaine postmoderne (bien qu’il me semble que ceci a déjà dû être largement débattu ici, et que peut-être ce ne sera pas utile de s’y arrêter). De fait, il conviendra aussi de dire quelque chose du corps, du symptôme, et du sujet. Ceci pour bien délimiter le champ de considérations qui, en tant que psychanalyste, chercheur en psychanalyse, peut nous préoccuper aujourd’hui.

 

 

         Le contexte tout d’abord. Il est celui de la psychanalyse, et d’une psychanalyse située et pensée inscrite dans une époque culturelle. Il ne s’agit pas ici de dire que la psychanalyse peut aussi verser dans la sociologie, mais de souligner que toujours, par Freud comme par Lacan, le problème de la psychanalyse a été et est lié aux aléas des discours dominants une époque culturelle, c’est-à-dire au refoulement qui peut être en mesure de caractériser une époque culturelle donnée.

         Pour celle qui nous concerne, s’il n’est pas si facile que cela de la délimiter clairement, nous pouvons au moins nous appuyer sur le paradigme depuis lequel elle se fonde, la déréliction, et voir en quoi celle-ci entre en résonance avec quelques problèmes de notre temps.

         C’est à Lacan que devons ce diagnostic de déréliction et qui concerne le refoulement qui fonde le sort de l’homme au seuil de la post modernité. Déréliction, c’est-à-dire abandon, refoulement de tout l’habillage que le signifiant peut venir donner au désir du sujet. Il me semble que si dès lors nous annonçons ici la survenue de l’imagerie cérébrale dès les années 90, avec en prémisse l'électroencéphalographie dès les années 50, nous avons une concomitance avec ce que certains philosophes situent comme passage de la modernité à la postmodernité, mais surtout une mise en oeuvre pratique et concrète de ce que peut être une société où ce qui disparaît avant tout c’est la possibilité pour un sujet de recourir au signifiant pour faire reconnaître son désir.

         C’est donc ceci qu’Axel Honneth remarque lorsqu’il réactualise ce concept de réification

 que j’employais en introduction. Honneth à extrait ce concept des travaux de Georg Lukas des années 20 qui, lui, soulignait le malaise grandissant dans la société allemande où la rationalisation et l’instrumentalisation prenaient le pas sur la vie psychique et les valeurs transmissibles d’une génération à l’autre. Tel qu’il la réactualise donc, Axel Honneth fait de la réification cette tendance à déconnecter tout rapport entre acte et désir. Il fait de la réification cette tendance, soeur de l’imagerie cérébrale donc, qui réduit les conduites et les émotions humaines à de simples connexions. Je le cite : «nous pouvons nommer réification cette forme d’oubli de la reconnaissance. La réification est le processus par lequel, dans notre savoir sur les autres hommes et la connaissance que nous en avons, la conscience se perd de tout ce qui résulte de la participation engagée et de la reconnaissance».

         Nous pourrions prendre pour preuve de cette tendance le financement colossal d’un projet de recherche tout récemment lancé au niveau européen (à hauteur d’un milliard d’euros), et qui va viser la production d’une cartographie complète du cerveau pour simuler en détail un cerveau humain sur un superordinateur d’ici à 2023. A terme, l’objectif est bel et bien de comprendre comment le cerveau humain fonctionne et d’établir le lien entre la réalité physiologique et les comportements humains.

         Voilà pour le contexte et pour une part, les notions.

 

         Le problème :

         Parallèlement à cela, une certaine maladie fait de plus en plus parler d’elle depuis quelque temps, au point qu’elle soit identifiée parfois comme la forme contemporaine de l’hystérie. Je veux parler de la fibromyalgie. Je prends l’exemple de cette maladie, ou de ce syndrome, essentiellement pour l’aspect controversé de son diagnostic et les éléments de recherches ou d’interprétations amenés à propos de celle-ci par des médecins et des neurologues.

         Concernant le diagnostic, déjà, notons qu’il est établi plutôt comme non-diagnostic lorsqu’aucune maladie rhumatismale n’a pu donner lieu à l’explication de ces douleurs corporelles permanentes et persistantes dont souffrent les patients atteints de fibromyalgie. Les patients qui en sont atteints se plaignent ainsi de plusieurs douleurs (polyalgie) qui se déplacent (caractère diffus) le long des articulations ou des groupes musculaires, voire des organes internes. D’une certaine façon, la pathologie se morcèle au grès de la localisation de la douleur, et tendrait à orienter la causalité vers la neurologie ou la médecine interne et la rhumatologie. Du côté de l’imagerie médicale, aucun véritable diagnostic ne permet de poser la causalité d’une telle maladie ; mais les recherches se poursuivent. Aussi, en l’absence d’une réelle étiologie, le diagnostic de fibromyalgie n’est établi qu’à partir du discours du patient, qui tendrait alors à remettre au goût du jour un certain aspect subjectif d’un tel symptôme. Seulement, cela ne fait pas tout. Il ne suffit pas de parler de la douleur pour que tout d’un coup le subjectif prenne tout le sens que la psychanalyse y entend. J’en veux pour preuve, finalement, le discours de telle patiente qui, rencontrée plusieurs fois pour parler de sa maladie, a mis fin à ses entretiens parce que, et effectivement, elle avait raison, cela ne lui apportait rien. Revue quelque temps plus tard, c’est finalement elle-même qui a manifesté le souhait de reprendre rendez-vous, à la condition toutefois qu’elle puisse parler de ce qui lui fait du bien. Cela n’enlevait rien à ses douleurs, à son mal, mais au moins trouvait-elle maintenant l’occasion de parler de quelque chose d’autre.

         Dans un même registre, une collègue a pu faire état d’une nouvelle orientation du travail avec une patiente lorsqu’elle a pu signifier à celle-ci que toutes les imageries médicales en rapport avec sa fibromyalgie et qui provoquaient chez cette patiente la stupeur la laissaient finalement sans voix. Et que finalement, peut-être ne s’agissait-il plus de dire «voyez comme j’ai mal», mais d’énoncer plutôt «entendez comme je soufre» en restaurant ainsi la dimension polysémique du langage du patient ; la douleur et la plainte ne revêtant alors plus que le rôle d’un porte-voix nécessaire à l’expression d’autres problématiques.

 

         Nous pourrions, pourquoi pas, considérer la fibromyalgie comme contre exemple paradigmatique de la bonne entente entre déréliction et réification. Mais ceci vaudra-t-il encore si l’imagerie cérébrale réussit à identifier l’origine d’un tel syndrome ? Autrement dit, l’hystérie va-t-elle se taire et disparaître avec la fibromyalgie ou trouvera-t-elle un nouveau terrain d’expression où de nouveau elle pourra mettre en échec le savoir du maître et le mettre par la même occasion au travail ?

 

 

         Nouvelle position du problème

         Pour reposer le problème, je vais reprendre un large extrait d’un livre tout à fait remarquable «Le sujet, son symptôme, son histoire»

, coécrit par Frédéric Dubas et Catherine Thomas-Antérion. Voici ce qu’ils disent :

 

         « Nous sommes, avant tout, notre histoire, faite des événements de notre vie, rencontre plus ou moins heureuse, hasards saisis ou non, choix ou illusions de choix, accidents ou maladies. Certes, nos histoires sont prises dans le langage, l’histoire et la culture du pays, le milieu social et familial où nous sommes nés ; elles sont aussi pour une part déterminées par notre patrimoine génétique. Mais, fondamentalement, c’est la mémoire de notre histoire, unique, qui nous caractérise comme sujet unique.

         Le symptôme somatique, traduisant une lésion, un dysfonctionnement de l’organisme, parfois une maladie « organique », se lie à l’histoire d’un sujet, interfère avec elle. Peu ou prou, tôt ou tard, il va s’y incorporer pour devenir un élément de cette histoire, y produire un effet plus ou moins grand, y faire trace plus ou moins clairement, plus ou moins longuement. Les médecins, les « soignants » en général, ne peuvent pas être indifférents à ce qui se noue entre l’histoire d’un sujet et la survenue d’un symptôme somatique.

         Le symptôme somatomorphe, formation de l’inconscient comme le rêve, ne révélant pas, ou pas seulement une lésion somatique, est dans un rapport différent (par rapport au symptôme somatique) avec l’histoire d’un sujet : il se forme surtout à partir des éléments de cette histoire. Il est déjà constitutif de l’histoire, il y est en quelque sorte en jachère, avant même de se manifester».

 

        Discours plutôt étonnant, vous en conviendrez, puisqu’il est signé par 2 neurologues. Pour un peu, nous leur reconnaitrions volontiers un rapprochement explicite avec la façon dont la psychanalyse peut considérer le corps, c’est à dire non pas comme la forme, l’organisme, la réalité biologique, mais comme quelque chose de réel et marqué par le langage. (Un corps, chez l’être humain, c’est le fruit d’une construction psychique qui elle-même est le lieu de rencontre entre l’organisme et langage

). Je les cite une nouvelle et dernière fois :

         «(…) Des anomalies fonctionnelles sont objectivables par imageries cérébrales au cours de symptômes somatomorphes. Charcot avait intuitivement évoqué une « lésion dynamique ». Est-ce à dire que la cognition est « du soma » ? Pourquoi pas, si l’on considère que la pensée est liée à un organe, le cerveau, fait de cellules, de vaisseaux sanguins, de tissus de soutien, etc. Est-ce un « organe comme un autre » ? Assurément non : il est le siège de la mémoire de notre histoire, de nos émotions, de nos pensées, de notre singularité. Le fait que puissent survenir chez un même sujet, un trouble somatomorphe classique (cécité) et une amnésie psychogène suggère une communauté de « mécanismes ». Le fait que des régions du cerveau apparaissent en hypofonctionnement lors de certains troubles somatomorphes conduit à considérer que le cerveau lui-même « somatise »

         Dubas et Thomas Antérion ont le mérite, disons-le, de tenir à injecter dans le corps du malade l’histoire du sujet qui l’habite. En quelque sorte, le symptôme somatomorphe y est un autre nom de la conversion ou de la psychosomatisation. Leur commentaire va même à ce point où ils considèrent finalement que pour une bonne part, les offres de maladies constituent une source de formation des symptômes somatomorphes. Selon eux, la fibromyalgie en serait le parfait exemple, véritable prototype de la maladie construite socialement, sur proposition de médecins, et amplifiée par les associations de malades.

         Le problème que pose l’imagerie médicale à la psychanalyse n’est pas dans l’identification de la cause du symptôme, qu’il soit somatomorphe ou somatique. Le problème que pose l’imagerie médicale à la psychanalyse est celui de la lecture et du savoir. Tel sujet hypocondriaque s’en remettra sans cesse à la lecture de son médecin pour un symptôme qu’avant tout lui, sujet, devrait plutôt lire ! Ce fut là la découverte de Freud, par le biais d’une patiente hystérique. Ce fut là la remarque de Lacan, pour parler de la cure analytique, disant que, finalement, la tâche de l’analyste n’est pas non plus à interpréter, sinon nous tomberions dans la psychanalyse appliquée et les ravages que nous lui connaissons. La tâche de l’analyste, c’est d’apprendre à lire à son patient. Un organe, ça ne parle pas. Un symptôme, ça ne dit rien. Une pulsion, par contre ‘c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire».

 

 

Bibliographie :

 

- Dubas, F., Thomas-Anterion, C. Le sujet, son symptôme, son histoire – Etude du symptôme comatomorphe, Mécedine & Sciences Humaines / Les belles Lettres, Paris, 2012.

- Honneth, A.,, La réification, Paris, Gallimard, 2007, 141 p.

- Lacan, J., Le séminaire livre XXIII : Le sinthome, Seuil, Paris, 2005.

 

 

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