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De l’inattendu y a-t-il quelque chose à attendre?

Café philo de Biarritz, 8 novembre 2018

 

 

Claude Simon écrit que la réalité nous apparait souvent irréelle, incohérente, un perpétuel défi à la logique. L’irruption de l’inattendu bouleverse les plans les mieux échafaudés, échappe à la maîtrise, déjoue les prévisions les plus apparemment rationnelles. Il met fin à l’attente, en la décevant. Elle perd son objet, quelque chose arrive à la place de ce qu’on attendait mais ce n’est n’est pas cela que l’on attendait. L’inattendu est le grain de sable qui fait grincer la routine, échouer la prévision rassurante. L’inconfort qui s’ensuit est le lieu de naissance de l’étonnement et celui-ci, signe du manque de savoir génère le questionnement scientifique ou philosophique nous disent Platon et Aristote.

 

L’inattendu raconté dans la tragédie ou les contes est retournement déconcertant et inquiétant du prédictible. Aussi cherche-t-on par le calcul à diminuer l’incertitude de son occurrence. Ce sera un premier point. La partie suivante, la plus longue traitera de l’inattendu dans les sciences. Descartes décrit longuement la passion de l’admiration que provoque l’inattendu et son rôle dans la recherche d’une connaissance. C’est à partir de cet héritage que j’opposerai ce qu’on appelle la serendipité à une conception trop étroitement rationaliste de la démarche scientifique. Enfin, l’inattendu contingent produit du hasard, se révèlera comme occasion à saisir pour la pensée et l’action humaines.

 

1.1. «L’homme est un être qui diffère de lui-même de façon étonnante» écrit Jean-François Billeter. Ce geste de différer, cette différance d’avec soi -je proposerai de l’écrire ici comme Derrida avec un «a» à la place du «e» car il ne s’agit pas du résultat d’une soustraction ou d’une comparaison mais du geste par lequel l’homme s’échappe en permanence à lui-même- cette différance donc est chantée dans l’Antigone de Sophocle. L’homme est un «deinos», terme presque intraduisible selon le même Derrida, rendu de façon diverses «quelle merveille que l’homme» -la plus grande du monde-, ou encore «quel être -prodigieux, effrayant»- que l’homme.

Le mot évoque à la fois une puissance terrifiante et admirable et une ingéniosité sans bornes. Le chœur décrit les prouesses par lesquelles l’homme a mis la nature à son service et dompté les animaux sauvages, il s’est enseigné à lui-même la parole et la pensée et «les aspirations d’où naissent les cités, il s’est rendu «maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance». Mais capable du meilleur comme du pire «il peut prendre la route du mal comme du bien», ses choix sont imprévisibles, c’est pourquoi il doit «faire leur part aux lois de la cité» qui contiendront la démesure dangereuse dont sa différance porte la possibilité. Clément Rosset pour sa part traduit «deinos» par «terrible», l’homme est «terrible», ses facultés extraordinaires, son indifférence à «choisir le bien comme le mal», font de lui un être en marche, mais en «en marche vers rien». Dangereux comme une machine qui ne va nulle part écrit Rosset. (ceci n’est pas une prise de position politique je m’en garderai bien ici)

L’inattendu est la figure de l’indétermination de l’être de l’homme.

 

1.2. Cependant l’inattendu vient aussi du dehors, il prend alors la figure du hasard, d’un concours de circonstances imprévu peut-être imprévisible, heureux ou malheureux. Et on pourrait croire qu’il gouverne la vie humaine tant celle-ci nous apparaît chaotique, les actions des hommes obéissant moins souvent à une volonté arrêtée qu’à la pression d’ évènements extérieurs contingents suscitant l’espoir ou la crainte, où Spinoza voyait la cause de la superstition. Aussi bien dans certains contes que dans la tragédie d’Oedipe roi cette succession d’événements fortuits échappant à la maîtrise et à la compréhension révèle plus ou moins progressivement un sens caché, celui de l’accomplissement d’un oracle «aussi implacable que le réel» dit Clément Rosset. L’inattendu s’était logé au coeur de la nécessité. Révélation ironique car l’oracle s’est réalisé par les moyens mêmes qui avaient été mis en place pour l’éviter. On pourrait objecter c’est là l’effet de la construction narrative qui noue ensemble des événements occasionnels pour en faire la réalisation d’un destin conforme à la prédiction mais la fascination exercée de tout temps par ces récits montre bien dit Clément Rosset que «quelque chose se dit dans ces histoires». Il nous faut avec Clément Rosset revenir à l’histoire d’Oedipe. Elle est inépuisable.

Elevé à la cour de Corinthe il apprend qu’un oracle a prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Pour éviter de commettre ces crimes il quitte ceux qu’ils croient être ses géniteurs et qui ne sont en réalité que ses parents adoptifs. Sur sa route, un soir, au cours d’une querelle, il tue un voyageur anonyme qui est son véritable père Laïos. Arrivé aux abords de Thèbes il débarrasse la ville du Sphinx, exploit récompensé par le mariage avec la reine dont il ignore être le fils. Ces crimes sont accomplis lorsque la tragédie commence. Pour éloigner la peste qui ravage la ville, il faut trouver le meurtrier du roi qui se cache dans la cité a dit l’oracle. Oedipe en personne se charge de l’enquête et trouvera en lui-même parricide et incestueux le criminel qu’il cherche.

Pour le spectateur l’inattendu ne réside pas dans l’accomplissement de l’oracle mais dans la manière dont en cherchant à se soustraire à son destin annoncé, qu’Oedipe se précipite à sa rencontre. Clément Rosset remarque que bien qu’ayant entendu ce récit des centaines de fois, il ne peut s’empêcher d’imaginer que les choses auraient pu se passer autrement et de construire d’autres scénarios possibles. Mais tous sont plus compliqués et moins crédibles. Si Oedipe était resté à Corinthe dans l’ignorance de son adoption, la réalisation de l’oracle aurait exigé un scénario beaucoup plus tortueux car il ne pouvait tuer son père et épouser sa mère qu’à la condition de ne pas les connaître. il aurait fallu trouver un moyen de faire venir Laîos et Jocaste à Corinthe, de les faire rencontrer leur fils, etc... La manière dont l’oracle se réalise est la plus directe et la plus simple. Mais cette clarté nous prend de court. La prédiction s’est accomplie, notre attente n’a plus lieu mais elle est déçue, nous ne pouvons nous défendre contre l’étonnement, nous nous attendions à autre chose sans pour autant être capable de concevoir clairement cet «autre chose». Comme d’autres récits, le scénario de l’histoire d’Oedipe, la réalisation de l’oracle, est l’image du réel «implacable et limpide» dont la simplicité nous prend par surprise et déjoue nos attentes. Parce que nous avons en tête un «double» du réel qui n’est même pas une pensée véritable, simplement «une illusion de pensée», -c’est toujours Rosset qui parle- «nous disons que le cours des choses devrait prendre une autre direction» que cependant nous ne parvenons pas à nous représenter clairement. La déception de l’inattendu, la surprise, l’impression d’avoir été le jouet de quelque force aveugle, le sentiment que la vie nous joue des tours, que ce qui se produit n’est pas ce qui aurait du arriver, que les choses auraient pu, auraient du se passer autrement, n’est que l’effet d’une attente aussi vide de contenu réel qu’un ciel que les dieux ont déserté, la conséquence de notre incapacité à faire face à un réel déterminé et indifférent. Figure subjective de l’imprévisible, l’inattendu serait l’irruption catastrophique du réel face à une conscience qui travaille avec constance à s’en détourner. Mais ajoute Rosset il est inévitable qu’il y ait de l’imprévisible car nous sommes incapables de dénombrer et d’identifier tous les objets du réel.

Si notre époque a cessé de croire sérieusement au destin et aux oracles (quoique) elle croit aux statistiques et s’efforce de réduire l’imprévisible par le calcul.

1.3. L’imprévisible c’est l’accident contingent dont la probabilité est infime et contre lequel il nous est proposé ou selon le cas imposé de prendre une assurance. Le prévisible quant à lui est affaire d’observation statistique et de calcul. Plus le phénomène est complexe -et le comportement humain est le phénomène le plus complexe de tous- plus le calcul doit intégrer de paramètres. Le postulat de départ reste toutefois qu’il serait en son fond intégralement décomposable en éléments simples d’une logique binaire. Il suffirait de les recombiner correctement pour prédire avec une probabilité approchant la certitude, lequel de tous les possibles parmi ceux que comporte une situation donnée doit venir à l’existence. Telle était déjà la conception de Leibniz. Le calcul logique peut rendre compte du monde. Pour que le plus grand nombre d’êtres possibles coexistent, il ne peut pas y avoir de contradiction entre les existants , pour être il faut qu’ils soient possibles ensemble, compossibles. Le monde réel est un peu comme un carrefour -ou un rond-point- bien pensé qui permet au plus grand nombre possible de véhicules d’y circuler ensemble sans qu’ils s’empêchent les uns les autres dès lors qu’ils ont réussi à y entrer. Le meilleur des mondes possibles. Non certes à l’échelle humaine, mais dans l’entendement divin. Il suffirait donc donc d’être aussi bon logicien que Dieu pour prédire les choix humains avec exactitude. Ce à quoi s’emploient des algoritmes de plus en plus complexes et perfectionnés. L’imprévisibilité ne serait que provisoire. De la puissance de calcul des machines en voie de divinisation on conclut que le réel est calculable dans sa totalité. Une décision humaine que nous jugeons inattendue, ferait intervenir des facteurs trop complexes et trop nombreux pour être tous pris en compte dans l’état actuel de nos capacités de calcul. Ce ne serait qu’une question de temps. Telle est la croyance enivrante ou terrifiante c’est selon. L’imprévisible serait le résultat de facteurs que le calcul ne peut actuellement prendre en compte, mais n’infirme pas le postulat leibnizien d’un monde dont dans l’absolu le calcul pourrait intégralement rendre compte.

Or le calcul par lui-même ne rend jamais compte de rien, n’explique rien, il dénombre simplement des faits observés, c’est à dire passés, fait apparaître des régularités, et prédit des répétitions à partir des relations complexes ainsi repérées. Donner à ses conclusions la valeur d’un oracle c’est oublier la leçon peut-être la plus profonde de Sophocle et confondre l’imprévisible -ou l’imprédictible- avec l’inattendu d’un réel en lui-même étranger à la capacité de nos machines.

Le jeu de go repose sur l’invention de stratégies d’une complexité inouïe à partir de règles très simples. Vous le savez sans doute, ce n’est que tout récemment qu’un ordinateur a réussi à y triompher d’un humain. Nombreux ont été les commentaires angoissés sur la supériorité de l’intelligence de la machine. Mais à la question qui lui était posée de savoir s’il ne se sentait pas humilié et inquiet d’avoir été ainsi battu par l’ordinateur j’ai entendu sur France

Culture le champion du monde de go répondre tranquillement que c’était simplement pour lui l’occasion de progresser c’est à dire de ne pas se répéter, d’inventer.

 

 

2 L’inattendu obstacle à réduire ou opportunité à exploiter? la recherche scientifique comme exemple privilégié.

 

2.1 Avant Leibniz l’idée d’un réel entièrement mathématisable fait partie de l’héritage de Descartes et pour lui la surprise devant l’inattendu qu’il appelle admiration est imputable à notre ignorance. Le traité des passions n’en analyse pas moins longuement

cet effet de l’inattendu dans l’âme. L’admiration c’est la «subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires»- Il faut se souvenir que la langue classique appelle passion tout phénomène affectif, toutes les manières dont le corps est modifié par la perception des choses qui lui sont extérieures. Et l’admiration a pour cause un objet perçu par les sens dont nous subissons l’impression. Cependant, à la différence de toutes les autres, le désir, la haine, l’amour, la joie, la tristesse, etc... qui concernent «les choses qui sont bonnes ou mauvaises pour le corps» et provoquent des mouvements dans le sang ou dans le coeur, elle touche le cerveau seul. Elle est causée par «l’impression qu’on a dans le cerveau qui représente l’objet comme rare et par conséquent fort digne d’être considéré». Rare, c’est à dire nouveau en lui-même relativement à nos connaissances et aussi parce qu’il frappe nos sens de manière inhabituelle. Elle pousse à la «considération de cet objet. Car c’est notre ignorance qui fait paraître l’objet comme nouveau. «Nous n’admirons rien que ce qui nous parait rare et extraordinaire et rien ne peut nous paraître tel que pour ce que nous l’avons ignoré ou même aussi pour ce qu’il est différent des choses que nous avons sues car c’est cette différence qui fait qu’on le nomme extraordinaire». C’est la plus intellectuelle de toutes les passions. Elle «dispose à l’acquisition des sciences» «ainsi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants» Ce ne sont ni les plus stupides ni les plus habiles qui sont portés à l’admiration, les premiers parce qu’ils sont incapables de repérer l’inattendu, les seconds parce qu’ils ont une grande opinion de leur suffisance. Ici Descartes rejoint la grande tradition philosophique de Platon et Aristote pour qui la science commence par l’étonnement.

L’étonnement est un excès d’admiration il touche «tout le corps qui demeure immobile comme une statue» et «on ne peut apercevoir de l’objet que la première face qui s’est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance». Il ne peut être que mauvais car au lieu de pousser au savoir, il y fait obstacle de plusieurs manières: il paralyse tout mouvement du corps comme de l’âme et empêche de considérer l’objet sous un autre aspect que celui qui a d’abord frappé les sens. Il faudra donc lutter contre cette sidération première et s’appliquer à l’examen des choses qui semblent rares et étranges, pour déterminer si elles valent ou non la peine d’être considérées. Un second excès de l’admiration serait de prendre l’habitude de s’arrêter sur la première image de l’objet sans chercher plus loin que le stupide ébahissement premier, de rechercher la passion de l’admiration pour elle-même, que l’objet en vaille ou non la peine, d’être «aveuglément curieux» se défendant de distinguer et d’examiner.

Il y a en effet une boulimie de l’inattendu comme tel -dont notre époque pourrait fournir de nombreux exemples, on peut penser par exemple à la manière dont est traitée dans la plupart des médias ce qu’on appelle information- boulimie qui rive l’âme à des images dont elle appelle le renouvellement incessant, se refuse à toute «considération, à tout examen véritable, à toute distinction, réunissant ainsi les trois excès de l’admiration. L’âme agitée en permanence, droguée à la sidération par le défilé incessant d’images inattendues -quoi de plus fréquent aujourd’hui que la fascination par des images produites à cette fin- devient incapable d’attente comme de surprise et d’attention véritable, «maladie de ceux qui recherchent les raretés seulement pour les admirer et non point pour les connaître».

Bien que Descartes reconnaisse à l’admiration une certaine utilité pour inciter à la connaissance l’effort intellectuel devrait, autant que faire se peut cesser d’être gouverné par l’étonnement devant l’inattendu, c’est à dire par l’affectivité pour l’être par le jugement et la volonté. Nous devons donc tâcher à nous délivrer de l’admiration le plus qu’il est possible. Il est plus difficile en effet de s’empêcher d’admirer avec excès, que de suppléer au manque d’admiration. «Notre volonté peut toujours obliger notre entendement à la considération lorsque nous jugeons que la chose en vaut la peine.»

Descartes reste donc méfiant vis à vis de l’admiration. Ce dont il s’agit c’est d’en limiter l’emprise dans l’âme, et de dissoudre l’inattendu par la connaissance.

 

2.2. Cette réduction de l’inattendu c’est bien ce que semble viser la science moderne. Ce qui change relativement à la conception cartésienne c’est la place de l’expérimentation. Pour Descartes les mathématiques suffisent à rendre compte de la totalité du réel. Les expériences permettent simplement d’anticiper les conclusions que auxquelles de toute façon la raison serait parvenue, mais elles ne sauraient en aucun cas être la source des connaissances. Ce à quoi un siècle et demi plus tard Kant oppose les immenses progrès de la physique moderne. Sans l’expérience qui confronte au réel les conclusions de la raison, il ne peut y avoir que des spéculations logiques purement théoriques discutables à l’infini, soit de la métaphysique. Mais les données de l’expérience ont besoin d’être mises en ordre par la raison. «Faites au hasard, sans plan tracé d’avance», les observations n’apprennent rien au chercheur. L’expérimentation est une mise à la question de la nature pour la forcer à répondre à l’interrogatoire que la raison lui fait subir. La physique déterministe n’est pas le reflet des expériences mais l’oeuvre de la raison qui relie entre eux les phénomènes selon le principe de causalité. Les expériences scientifiques obéissent, on le sait à un protocole rigoureux qui se propose en particulier d’éliminer tous les paramètres excepté celui que l’on veut tester. C’est ainsi écrit Kant que la physique a enfin «trouvé la voie sûre de la science». Nulle place pour le hasard, la surprise, qui constitueraient un échec ou signaleraient un défaut ou un oubli dans l’expérimentation. C’est là le fondement idéal de la science moderne toutes disciplines confondues. Dans les articles des revues scientifiques, si l’on en croit Sylvie Cattelin dont nous allons reparler, l’ordre de l’exposé des nouvelles découvertes reproduit rigoureusement les trois temps canoniques de la démarche expérimentale. Claude Bernard l’avait décrit au 19° siècle: observation, formation de l’hypothèse explicative et expérimentation grâce à un protocole sans faille. La théorie scientifique qui unifie les hypothèses vérifiées est une construction de la raison. Elle fournit le cadre de la recherche et les principes d’interprétation des nouveaux faits observés. En retour vont la valider -ou du moins ne pas encore la réfuter si l’on en croit Popper.

De l’aveu même de certains cette description des moments logiques d’une découverte ne correspond pas à la réalité du processus ce recherche: «je ne voudrais pas raconter le cours de mes pensées dans une recherche car je passerais pour un imbécile ou pour un fou » écrivait Faraday. L’ordre d’un exposé destiné à la transmission n’est pas celui de la découverte. Le compte rendu des recherches masque la réalité d’une démarche bien plus complexe rationalisée après coup, il correspond à une épure logique. Lauréat d’un Prix Nobel de chimie, Ronald Hoffman a défendu l’idée que l’article scientifique devrait s’«humaniser», non seulement pour refléter une réalité plus précise, mais aussi pour devenir plus accessible à des lecteurs non spécialistes, et chasser le stéréotype d’une science considérée comme une activité ennuyeuse et sans passion «À cause des pratiques éditoriales de la plupart des journaux scientifiques qui demandent des articles écrits dans un style objectif, impersonnel, à la troisième personne, la plupart des chercheurs rédigent leurs articles dans une séquence logique où le résultat final découle directement de l’hypothèse initiale. Ils passent ainsi sous silence des détails personnels et des événements accidentels qui peuvent être cruciaux.». «Un tel changement rendrait plus claires les découvertes dans lesquelles la sérendipité est concernée.»

2.3. La sérendipité, l’inattendu dans la démarche scientifique,

Lorsque à la suite d’une remarque de Gérard que j’en remercie j’ai commencé à chercher autour du terme de serendipité sur lequel jusqu’ici je ne m’étais pas interrogée, je me suis trouvée devant un foisonnement de références, de définitions de citations si nombreuses, concernant des domaines tellement divers qu’il m’est apparu impossible d’en traiter exhaustivement dans le cadre de cet exposé. Cette notion mériterait qu’on lui consacre une soirée entière animée par un scientifique ou un spécialiste de la philosophie des sciences. -l’invitation est lancée- Par ailleurs notre sujet de ce soir touche aussi à d’autres domaines. Je vais donc simplement tenter de dire l’essentiel sur la sérendipité à propos de la question de savoir ce que l’on peut ou non attendre de l’inattendu.

Ce moment de mon exposé doit beaucoup entre autres à Sylvie Cattelin, universitaire spécialisée dans les rapports des sciences et de la littérature auteur de l’ouvrage : «La sérendipité, du conte au concept». ref sur le blog

C’est en effet à partir d’un conte persan «Les aventures des trois princes de Serendip» qu’il a lu enfant que en 1754, pendant ce 18° siècle, si marqué par le rationalisme, Horace Walpole, aristocrate anglais, écrivain, esthète, homme politique aussi, méfiant vis à vis des des Lumières forge le mot de sérendipity. Sur ordre du roi de Serendip leur père, -Serendip c’est le Sri Lanka- trois princes partent à la découverte du monde. Un jour, ils rencontrent un chamelier qui avait perdu sa bête et ils lui font croire par plaisanterie qu’ils l’ont vue. Ils la décrivent si précisément que les voilà accusés de vol et jetés en prison. Heureusement le chameau égaré est finalement retrouvé. Au roi qui les interroge Ils expliquent alors qu’ils on menti et qu’ils n’ont pas rencontré la bête. S’ ils ont pu la décrire ainsi c’est en raisonnant à partir des traces qu’ils ont observées: l'herbe était broutée à gauche et non à droite, le chameau était donc borgne, des morceaux d’herbe en partie mâchées de la taille d’une dent de chameau avaient été rejetées sur la route, d’où on pouvait conclure qu’il en manquait unau chameau, les traces d'un de ses pieds étaient moins marquées dans le sol, parce qu’il boîtait, etc..Le roi émerveillé par leur sagacité invita somptueusement les trois frères à sa cour, et pour savoir la suite, lisez le conte- Sa version française publiée en 1719 va directement inspirer le Zadig de Voltaire, publié en 1747 dont les deux chapitres annexes se passent dans l’île de Serendip. Par ailleurs un chapitre entièrement décalqué du conte fera accuser l’auteur de plagiat.

Lorsqu’il invente le terme en 1754 -Walpole se réfère explicitement au conte :«Quand leurs Altesses voyageaient, écrit-il elles faisaient de nombreuses découvertes par accident et sagacité des choses qu’elles ne cherchaient pas... est-ce que maintenant vous comprenez «serendipity»? ...il faut bien noter qu’aucune découverte d’une chose que vous cherchez ne tombe sous cette description.

Et il va ainsi définir la «sérendipity»: «Le fait de découvrir quelque chose par accident et sagacité alors que l'on est à la recherche de quelque chose d'autre (« accident and sagacity while in pursuit of something else »)

Je reprends la définition de Walpole en commençant par la fin de la citation: «aucune découverte d’une chose que vous cherchez ne tombe sous cette description». Découvrir une chose qu’on cherche c’est produire de l’attendu, du conforme à ce que l’on a anticipé par un raisonnement déductif qui va du principe à sa conséquence, du général au particulier. On vérifie que le réel est bien conforme à ce que l’on a pensé on ne découvre que ce qu’on savait déjà. Pas de surprise, pas d’inattendu juste la joie de s’apercevoir que l’on avait raison, la jubilation de répéter l’expérience et d’affiner les mesures.

Or ce que découvrent les princes de Serendip, ce sont, dit Walpole: «des choses qu’ils ne cherchaient pas». Car les seules choses qu’on peut trouver sont celles qu’on ne cherche pas. Dans le Ménon Platon montre l’aporie de la recherche: Je comprends ce que tu veux dire, Ménon. Il n’est possible à l’homme de chercher ni ce qu’il sait ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu’il sait parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il doit chercher. » Pour sortir pratiquement de cette aporie, l’introduction d’un élément nouveau ou inconnu s’avère nécessaire. Beaucoup de découvertes et de trouvailles dans tous les domaines semblent dues au hasard, à la contingence, au croisement inattendu de deux séries causales indépendantes l’une de l’autre. La liste en est impressionnante de la poussée d’Archimède à la tarte Tatin.

Le terme de Serendipity d’abord cantonné au domaine littéraire se répandra vers la fin du 19°siècle dans le milieu scientifique où il garde sa graphie anglaise. Sa traduction française, «sérendipité» figure pour la première fois dans un article scientifique paru en 1952, sa diffusion restée longtemps limitée passera des sciences exactes aux sciences sociales. Elle explose actuellement dans à peu près tous les domaines, de la psychologie au management et à l’emploi d’internet. Mais en mettant le hasard au premier plan, il arrive qu’on oublie le second aspect de la sérendipité, la sagacité dont font preuve les trois princes du conte.

Quoi qu’il en soit Sylvie Cattelin parle d’un mot symptôme, dont l’expansion récente est révélatrice du besoin de liberté dans la recherche scientifique actuelle, de la nécessité de sortir d’une étroite planification rationnelle obsédée par la rentabilité immédiate et le prévisible à court terme qui stérilise l’imagination. (vous trouverez sur le blog une liste de définitions de la sérendipité).

Quelle part attribuer dans la découverte à l’inattendu, au hasard, en définitive à la chance? L’histoire des sciences peut permettre de répondre à la question. Elle abonde d’exemples, je me contenterai d’un seul, bien connu: la découverte de la pénicilline par Alexander Fleming en 1928 que je vais détailler. On rapporte qu’il était peu soigneux et très désordonné. Ces facteurs purement subjectifs ne sont pas sans importance pour la suite. Partant en vacances, il abandonne sur sa paillasse des boîtes en verre transparent dites boîtes de Petri dans lesquelles il cultivait des staphylocoques. Quant il revient il constate qu’à l’intérieur des couvercles des boites s’est développée une sorte de moisissure blanc verdâtre. Au lieu de jeter le tout et de recommencer dans du matériel désinfecté, il observe attentivement le phénomène et remarque autour de cette moisissure un périmètre dans lequel les staphylocoques ne se sont pas développés. Il en conclut que la moisissure produit une substance qui diffuse dans le milieu de culture des bactéries. Aidé d’un chimiste il va travailler à concentrer cette substance, le pénicilium notatum, et va l’appeler pénicilline. Il en constate les effets antimicrobiens et en annonce les possibilités thérapeutiques, mais il faudra attendre une dizaine d’années pour que Florey et Chain parviennent à purifier la substance, trouver le moyen de la stabiliser, de la concentrer davantage et de la produire en plus grande quantité. L’industrie pharmaceutique fera le reste, les trois obtiendront conjointement le prix Nobel en 1945.

Que doit la découverte de Fleming à la contamination accidentelle de ses cultures par celles du penicilium notatum produit par son voisin de laboratoire, mycologue, lui, qui travaillait sur les allergies provoquées par les moisissures? Peut-être moins qu’on ne serait d’abord tenté de croire. Plusieurs médecines traditionnelles utilisaient déjà les moisissures pour soigner les plaies infectées. Ensuite cette découverte a eu des précurseurs au 19° siècle. Dans plusieurs pays notamment en France beaucoup de chercheurs dont Pasteur avaient observé l’action antibactérienne du pénicilium notatum et un médecin du nom de Duchesne en avait fait le sujet de sa thèse trente deux ans auparavant la découverte de Fleming. Lui-même était déjà bien connu pour ses travaux sur les staphylocoques et il avait à écrire le chapitre qui leur était consacré dans un ouvrage collectif. Et au cours de ses recherches précédentes il avait isolé le premier antibiotique naturel, une enzyme présente dans les larmes et le mucus nasal qui intervient dans la guérison du rhume.

L’accident de la moisissure fournit bien le point de départ à un raisonnement, puis à une série d’expérimentations qui vont aboutir au résultat que l’on sait, mais ce n’était pas la première fois que des cultures de bactéries étaient contaminées ainsi. La différence, c’est que Fleming au lieu de jeter ses cultures désormais inutilisables comme ont du le faire avant lui nombre de ses collègues, va s’intéresser à la substance produite par ces champignons microscopiques. Et s’il le fait c’est que son esprit y était préparé par tous ses travaux antérieurs et aussi par le contexte historique. Pendant la première guerre mondiale il avait remarqué qu’en détruisant les défenses immunitaires les antiseptiques faisaient plus de morts chez les soldats que les blessures profondes ou les maladies qu’ils étaient censés soigner. Les médecins militaires n’en continuèrent pas moins à les utiliser. Mais contre le consensus de sa communauté scientifique Fleming pensait qu’il existait des substances efficaces contre les bactéries et qui n’étaient pas toxiques pour l’organisme.

« Le hasard ne favorise que les esprits préparés» disait Pasteur. Ce n’est pas le hasard qui fait la découverte mais le regard de l’observateur qui perçoit l’inattendu et l’accueille. Le hasard en effet n’est rien s’il n’est pas perçu par une subjectivité interprétante, un esprit à la fois instruit, sagace et libre. Instruit des savoirs disciplinaires, sagace pour repérer l’inattendu qui les remet en question, libre enfin par rapport à ces savoirs car ils peuvent inhiber l’imagination. La sérendipité surgit au croisement des disciplines qui se fécondent réciproquement, et elle caractérise à la fois la découverte et l’état d’esprit de son auteur. «La découverte dit Sylvie Cattelin ne peut jamais surgir du seul apprentissage des savoirs disciplinaires. Elle exige un changement de paradigme analogue à celui du regard que nous posons sur l’image connue du canard lapin. -que je fais circuler- vous avez le choix entre voir un canard ou un lapin mais vous ne pouvez voir les deux à la fois, l’image de l’un occulte celle de l’autre. la sérendipité requiert la disponibilité de l’esprit à accueillir ce qui le surprend et le déroute.

Elle implique l’art de l’interprétation des traces et des signes, comme nous en avertissait déjà le conte, et un mode de raisonnement particulier, l’abduction, qui partant de l’observation d’un fait surprenant, en contradiction avec les savoirs reçus invente la cause cachée qui l’explique. Ce type de raisonnement aux conclusions incertaines est le seul pourtant qui permette une découverte véritable. On pourrait développer ici l’exemple privilégié de la psychanalyse à la fois dans son invention et sa pratique. Je vais simplement rappeler que dès le début les symptômes de la névrose sont interprétés par Freud comme comme causés par l’inconscient inaccessible par définition et qu’il introduit d’abord à titre d’hypothèse indispensable. Ses manifestations, rêves, lapsus, symptômes divers, sont inattendues, incohérentes, irrationnelles du point de vue de la conscience. Interprétées par l’analyste comme autant de signes, l’association libre dans la cure a justement pour objet d’en favoriser l’accueil de façon encadrée par le protocole de la séance. L’intervention de l’analyste lacanien, interrompant un phrase un mot ou même la séance de façon inopinée fait surgir un sens ou un non sens inattendu, souvent incongru, dont le patient étonné ne sait d’abord que faire. Mais le succès de l’analyse constitue pour Freud la preuve que l’hypothèse de l’inconscient est bien fondée.

Et il semble bien, mais j’ai déjà été bien longue sur ce sujet que la formation, l’invention de toute hypothèse scientifique relève de la sérendipité.

Si on ne peut par définition prévoir l’inattendu, on peut être ou non prêt à l’accueillir. Le secret de la découverte sérendipienne réside moins dans l’occurrence d’un hasard heureux que dans l’accueil fait à l’inattendu par un esprit en alerte.

 

C’est ce point qui fera l’objet de la dernière partie.

3 l’attente, l’inattendu, et l’occasion

Il n’y a d’inattendu que relativement à une attente. L’attente c’est la présence du futur dans la conscience dit Augustin d’ Hippone. Or ni le passé ni le futur n’existent en eux-mêmes, c’est dans le présent de ma conscience je les conçois. C’est là et seulement là qu’ils sont, dans leurs représentations qui sont présentes. Le passé est présent par la mémoire, le réel perçu fait l’objet de l’intuition directe et le futur est présent dans l’attente. L’attente est conscience présente d’une absence et de l’événement qui y mettra fin. C’est dans le présent que j’en perçois les signes annonciateurs. Si je peux annoncer le proche lever du soleil qui ne s’est pas encore produit c’est que j’observe la couleur du ciel et le changement de la lumière et aussi que «j’ai une image mentale de ce lever». Augustin se sert de cet exemple pour expliquer comment on peut prédire l’avenir. Ceux qui le font ne disposent pas de dons particuliers, ne voyagent pas dans le temps ne voient pas dans l’avenir ils le pré-voient à partir des signes qu’ils observent dans le présent. Plus perspicaces et plus attentifs aux signes ils en ont une «image mentale» qu’ils sont en mesure de décrire tout comme je peux décrire le lever du soleil avant qu’il apparaisse au-dessus de l’horizon. L’attente est attention non au futur qui n’existe pas mais au présent.

L’inattention au présent génère l’inattendu. Il y a une sorte d’inattendu qui est le fruit d’un aveuglement parfois plus ou moins consenti aux signes annonciateurs, la conséquence de l’ignorance qui empêche de les interpréter correctement, l’effet d’un excès de confiance en soi qui défend de douter du savoir acquis, le résultat du poids des habitudes de pensée, des préjugés, de la paresse intellectuelle et dans le domaine des relations humaines de la fermeture à autrui, une cécité qui fait espérer la répétition reposante et abêtissante du même. L’inattendu est alors l’irruption possiblement catastrophique du réel dans une conscience autosatisfaite et endormie. Et cela vaut aussi et peut-être d’abord pour l’histoire. Comme chacun sait maintenant, tout à l’esprit de revanche, les vainqueurs de la première guerre mondiale qui devait être la dernière, n’ont pas vu que l’humiliation imposée à l’Allemagne par le traité de Versailles fournissait le terreau où germerait la guerre suivante. Au plan individuel cette incapacité d’attention au présent ne fait qu’un avec l’impossibilité du bonheur -Pascal- «Nous errons dans des temps qui ne sont point les nôtres... Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir...Ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre , et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais.»

 

L’attente nous a dit Augustin est anticipation. Mais pour anticiper il faut connaître ce que l’on anticipe, on n’anticipe donc jamais que du déjà connu, du déjà vécu ou du moins c’est le déjà connu, le déjà vécu qui en fournit les éléments, même s’ils se combinent de façon inédite. Ce qu’on anticipe relève toujours, peu ou prou de la répétition. Or l’inattendu est autre que ce qui se répète, il est ce qui diffère. Mais cette différance, -que je vous propose encore d’écrire avec un un a peut- se loger au coeur d’une répétition ce qui peut la rendre difficile à repérer. Comme le dessin du canard lapin de tout à l’heure la répétition est ambivalente. Reproduction presque immobile du même , travail de l’instinct de mort selon Freud, on peut au contraire y repérer avec Deleuze l’avènement d’une altérité dans la succession, le fait même de répéter engendrant de la différence. -Je n’irai pas plus loin ici sur ce thème- Quoi qu’il en soit, c’est bien à de l’inattendu dans la répétition que nous nous préparons quand nous allons voir et entendre une pièce classique, un opéra, écouter un concert dont les morceaux joués nous sont connus. De l’interprétation nous attendons l’inattendu qui renouvellera notre compréhension de l’oeuvre. La rencontre, miraculeuse parfois, du texte ou de la musique avec la subjectivité de l’artiste dans l’interaction avec le public révèle la richesse jusque là ignorée des possibles inconnus dont cette oeuvre était porteuse et nous en restons surpris et émerveillés. Mais ce rendez-vous peut-être manqué. Le passage suivant de Proust montre de façon comique comment la préparation des esprits peut codifier tellement l’événement par anticipation que lorsque survient l’inattendu, sa différance est ignorée, ramenée à du même, à du déjà connu. L’imaginaire du connu masque le réel. L’attente du même rend sourd à l’inattendu.

«Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n’insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela », me dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : « Ah ! c’est sublime ! » dès la première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et, par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde crut que c’était encore du Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! » Morel, en révélant que l’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de Robert le Diable, jeta un certain froid» -La recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, 2° partie-.

Anticiper Debussy fait entendre Debussy et empêche d’entendre Meyerber. L’événement est vécu mais ignoré par manque d’attention au présent.

La conscience éveillée du narrateur de la recherche elle, ne manque ni Debussy, ni Meyerber, ni l’occasion de s’amuser du «froid» jeté par la révélation de Morel. Tout à son conformisme social et esthétique l’assistance prend à ce moment-là de façon humiliante la mesure de sa profonde indifférence à la musique.

 

Pour une conscience en alerte l’inattendu devient occasion à saisir. Jankélévitch -que je suis ici de très près -analyse longuement l’occasion dans son rapport au temps. Dans le temps les durées sont plurielles, il y a par exemple la durée du monde matériel, social, les durées des autres hommes la durée propre de notre corps, de notre conscience. Ces durées sont disjointes, chacune a sa propre chronologie, son propre rythme. Elles sont plus souvent discordantes qu’accordées entre elles. L’occasion n’est pas seulement le hasard de circonstances favorables, le kaîros grec, elle est d’abord la rencontre de deux durées étrangères l’une à l’autre, la coïncidence rare, fugace et miraculeuse des moments privilégiés de deux chronologies distinctes. Celle d’une conscience aux aguets et au meilleur d’elle-même avec selon le cas celle du monde matériel, du monde social, ou d’un autre humain. Son occurrence relève d’une simultanéité qui ne dépend pas de nous. Elle arrive -ou pas. «L’entreprise humaine, écrit Jankélévitch se développe dans un monde de facteurs occasionnels qui à la fois l’entravent et la favorisent. L’homme est l’ingénieur des occasions, -c’est, nous l’avons vu ce que disait déjà le chœur d’Antigone-. Il y a donc un bon usage de l’occurrence.

Puisqu’elle arrive dans le temps l’occasion est unique, irréversible, irrattrapable. Elle est une chance à saisir, non une énigme à déchiffrer. Il ne faut pas la manquer car elle ne reviendra pas. Contingente, unique, nouvelle à chaque fois il est impossible de s’y préparer, il faut improviser, agir de façon impromptue sans préméditation. Or, «toujours en retard, ou en avance, mais plus souvent en retard, féru de connaissances retardataires, de pensées rétrospectives et de regrets posthumes, l’homme s’essouffle à poursuivre l’opportunité univoque; pour ne pas manquer le coche il devra parfois monter en marche, ou se livrer à des exercices de voltige.» Pourtant, si l’occasion arrive du dehors elle peut-être cherchée, déclenchée, suscitée au besoin, ce qui ne signifie nullement une quelconque maîtrise de l’immaîtrisable inattendu, on serait aux antipodes de la position que j’ai défendue jusqu’ici, mais veut dire que «tout peut devenir occasion pour une conscience en verve capable de féconder le hasard et de le rendre opérant. Jankélévitch continue :«toute conjoncture, et même un empêchement de vivre comme la maladie ou la prison peut tourner en occasion quand on en sait le bon usage.» En définitive, la vie est l’occasion de toutes les occasions. Et c’est elle qu’il s’agit de ne pas manquer.

Le bon usage de l’occurrence c’est l’exercice d’une liberté, le déploiement de virtualités insoupçonnées, d’une puissance d’agir inattendue, il faudrait ici penser à Nietzsche. Mais j’ai déjà été trop longue et je vais terminer par un exemple emprunté à Jean-François Billeter sur lequel je conclurai: «J’étais installé à une terrasse au bord du lac avec une ami et sa femme qui étaient de passage à Genève avec leurs deux petites filles. Nous bavardions. Soudain la mère est saisie d’effroi: la cadette qui n’a pas trois ans marche sur le muret qui borde la promenade et qui, de l’autre côté domine de cinq ou six mètres le quai du port. Elle trotte, inconsciente du danger. Faut-il l’appeler? Étant le seul des adultes pouvant me dégager sans difficulté et voyant que la fillette tout à son affaire ne nous regarde pas, je m’élance dans la direction opposée à la sienne, je décris une grande courbe et, revenant vers elle par derrière toujours au pas de course je la cueille. Elle ne m’a pas vu venir. Cela n’a duré qu’un instant. Les parents sont stupéfaits, je le suis aussi.» La suite d’actions exécutées par l’auteur est en parfaite adéquation avec la situation, il est le seul à pouvoir se dégager, il exécute une manœuvre complexe formidablement adaptée à la difficulté d’une situation unique et qui la résout avec une totale efficacité sans aucune préméditation. La spontanéité est entière, le corps a intégré tous les éléments et réagi sans calcul avec la soudaineté commandée par l’urgence. Une fois l’acte achevé, c’est le récit qui décompose et reconstruit après coup les différentes séquences d’une situation qui se présente pour la première et la dernière fois. Et ce type d’occasion singulière où sans préméditation, on invente le seul comportement qui convient, n’est sans doute pas quotidien, mais peut-être pas unique non plus dans une vie humaine. Et il ne s’agit pas nécessairement de sauver physiquement un enfant mais le plus souvent de se sauver soi-même. L’inattendu, est au fond l’occasion d’un rendez-vous avec soi.

Oui, bien sûr il y a beaucoup de choses à attendre de l’inattendu pour une conscience en éveil. Et beaucoup reste encore à dire, que je n’ai pas réussi à aborder ici, mais je compte sur vous pour le faire dans le débat.

 

 

 

Bibliographie:

Héraclite: Fragments recomposés -par Marcel Conche

 

Sophocle: Antigone

 

Platon: Théétète

 

Aristote : Métaphysique

 

Descartes: Les passions de l’âme

 

Clément Rosset: Le réel et son double, Traité de l’idiotie

 

Vladimir Jankelevitch Le je ne sais quoi et le presque rien, t.2 La manière et l’occasion

 

JF Billeter: Un paradigme 2° édition

 

Amir Khosrow Dehlavi: Les trois princes de Serendip

 

Sylvie Cattelin La serendipité: du conte au concept

 

Pek van Andel, Danièle Bourcier : De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit (en accès libre sur le site Libres Sciences)

 

Voltaire: Zadig

 

Marcel Proust: Sodome et Gomorrhe

 

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz