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Café philo Biarritz 12 juin 2019

 

La question de la cause animale, enjeux philosophiques et éthiques

 

La volonté commune des partisans de la cause animale est de lutter pour que les intérêts des animaux soient considérés et pris en compte par la communauté des humains. Privés de la possibilité de proférer une parole publique ils ne sont pas en mesure d’assurer eux-mêmes leur défense et ont besoin de représentants. Ce dont s’est récemment chargé le parti Animaliste qui a surpris en obtenant 2,4% de voix aux élections européennes. Bien sûr le sujet m’apparaissait important et d’actualité mais j’étais loin de soupçonner le nombre incalculable de documents livres, articles, conférences récemment produits ainsi que la diversité des courants qui composent ce qui s’appelle l’animalisme. Un traitement exhaustif de la question était impossible dans le cadre de cet exposé. Un choix s’imposait. Et mon propos restera malheureusement très incomplet et certains points seront traités bien trop rapidement.

Délaissant quelque peu pour une fois la tradition philosophique je me suis concentrée sur les principales positions actuelles, leurs présupposés philosophiques, leurs conséquences éthiques et politiques. A l’entrecroisement de la biologie, de l’histoire, de l’économie, de la philosophie, de l’anthropologie et aussi de l’éthique, du droit et de la politique la question de la cause animale se pose en effet aujourd’hui d’une manière inédite.

Commençons par un état des lieux.

Au cours des deux derniers siècles du moins en Occident notre rapport aux animaux a été bouleversé par le développement des savoirs zoologiques, éthologiques, génétiques, l’application de ces savoirs à leur objet, les expérimentations auxquelles ils donnent lieu par l’élevage et le dressage dans des proportions jamais connues. L’industrialisation de l’élevage, l’insémination artificielle, les manipulations génétiques ont réduit l’animal à un simple producteur de viande alimentaire ou d’autres produits au service d’un supposé bien-être des humains. Notre rapport aux animaux dits «de rente» par le code civil repose sur une exploitation sans bornes, celui à nos animaux de compagnie participe majoritairement d’une personnalisation confuse, et le plaisir esthétique commande celui que nous entretenons avec les animaux sauvages que nous allons admirer dans les espaces où nous les confinons au mépris des exigences de leur espèce. Le tout sur le fond d’un anthropocentrisme que la défense de la cause animale contraint à interroger. Pour les raisons dites plus haut je me concentrerai surtout dans les 3° et 4° parties sur les thèses actuellement défendues par ceux qu’on appelle les animalistes car beaucoup de textes écrits en réaction à ces thèses leur font subir une simplification abusive parfois caricaturale, et pour tout dire font preuve d’un mépris dont l’expression rend évident le fait que leurs auteurs ne se sont pas donné la peine d’une lecture honnête. Ceci ne signifiera nullement de ma part un renoncement à un attitude critique.

La question telle qu’elle se pose aujourd’hui est à la conjonction de plusieurs processus historiques que je vais parcourir hélas trop vite. Ce sera le premier point. Ensuite on verra comment la démarche de Jacques Derrida questionne l’humanisme anthropocentré de la philosophie moderne depuis le 17° siècle. Une troisième partie exposera les thèses essentielles du mouvement animaliste à travers quelques uns de ses théoriciens les plus importants. Dans la quatrième partie je tenterai une mise en perspective critique qui pourra fournir les thèmes du débat.

 

Processus historiques

économiques

L’élévation progressive du niveau de vie au cours des 19° et 20° siècles va conduire à une consommation de masse de la viande autrefois réservée aux tables des riches.

La zootechnie, apparue au 19° siècle, comme dit plus haut, la mise en oeuvre des savoirs nouveaux à l’élevage, l’industrialisation de l’agriculture, vont permettre la rationalisation et l’optimisation de l’élevage intensif et le développement de l’industrie agroalimentaire afin de satisfaire à bas coût les nouveaux besoins des consommateurs

-ou de les susciter puisque Marx nous a appris que c’est la production qui crée la consommation- dans la recherche capitaliste d’une maximisation du profit.

 

philosophique

Par ailleurs le statut de l’animal dans la pensée moderne dont Descartes est l’initiateur, (même s’il fait souvent l’objet d’une lecture trop hâtive) est celui d’un être entièrement privé de la raison et de la liberté qui distinguent l’être humain parmi toutes les autres créatures. Ainsi fondée sa supériorité indiscutée lui donne le droit de disposer à sa guise de ces dernières. -Kant- Ce ne sont pas bien entendu les idées philosophiques qui sont à l’origine de l’instrumentalisation de l’animal mais elles permettent de ne pas s’y opposer. Toutefois comme le remarquait Freud en montrant que l’homme était issu d’une lignée animale le darwinisme a gravement humilié l’orgueil humain et souvenons-nous de l’exposé de Daniel sur les incertitudes auxquelles aboutit la recherche du propre de l’homme. Tant la biologie que les sciences humaines nous ont appris à quel point la frontière entre l’homme et l’animal est difficile voire impossible à tracer. Faut-il et peut-on, comment, et à quel prix soutenir qu’une différence constitutive sépare l’homme de l’animal? Telle est la question philosophique fondamentale dont la réponse divise les partisans d’un humanisme traditionnel ou moderne entre eux et les oppose à ceux de la cause animale, ces derniers étant eux-mêmes en désaccord sur ce sujet. Il s’agit là d’un des axes principaux de toute cette réflexion.

Dès le 18° siècle -et même au 17° si l’on pense par exemple à La Fontaine, des philosophes, des écrivains vont à la suite de Rousseau mettre l’accent sur ce que nous partageons avec l’animal plutôt que sur ce qui nous en sépare. Cette évolution va se poursuivre au 19° et s’accélérer aux 20° et 21°. L’homme et l’animal appartiennent ensemble à la communauté des êtres sensibles. Spontané, irréfléchi, le sentiment de pitié en est l’épreuve. Reprenant de Plutarque la description de la répugnance innée à se nourrir de la chair d’autres créatures sensibles, Rousseau montre que la pitié -dont l’animal aussi montre les signes- fonde le droit naturel. Discours sur l’origine de l’inégalité: «Tant que l’homme «ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais de mal à un autre homme ni même à aucun être sensible... Par ce moyen on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle; car il est clair que, dépourvu de lumières et de liberté ils ne peuvent point reconnaître cette loi; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoir. Il semble en effet que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible, qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme doit au moins donner à l’une le droit de ne pas être maltraitée inutilement par l’homme». Et à entendre les défenseurs de la cause animale c’est bien la pitié provoquée par le spectacle de la souffrance des bêtes qui a déterminé leur engagement.

 

juridiques et sociologiques

A partir du milieu du 19° siècles, l’adoption progressive d’un série de lois va témoigner du développement de la sensibilité à la souffrance animale. Et sous la pression de divers mouvements le 15 octobre 1978, à Paris, à la Maison de l’Unesco, est proclamée solennellement la Déclaration universelle des droits de l’animal. Le 17 février 2015 en France, le code civil reconnaît l’animal comme un « être vivant doué de sensibilité » En accord avec cette définition l’article L214 du code rural énonce que: «Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce-». Mais de la place occupée par cet article dans le code il s’ensuit que l’animal est à la fois un être sensible et un bien appropriable. Le devoir assigné à son propriétaire de le placer «dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce» entraîne nécessairement pour l’animal le droit-créance corrélatif, ce qui entre en contradiction avec le droit de propriété. Reconnaître un droit à l’animal pose problème. Et force est de constater que «les impératifs biologiques de l’espèce» pour reprendre la formule du code rural font l’objet d’interprétations multiples au point que les entrepreneurs -comment les appeler autrement- des fermes industrielles d’élevage où les animaux sont regroupés parfois par milliers affirment les respecter et argumentent par exemple que la race laitière à laquelle appartiennent les

vaches Holstein est parfaitement adaptée aux conditions concentrationnaires auxquelles ces bêtes sont soumises! (ferme des 1000 vaches) Excepté dans de rares îlots préservés, quelque chose semble s’être perdu sans espoir de retour de l’ancienne familiarité paysanne avec les bêtes.

 

La médiatisation actuelle de la cause animale et son objectif idéologique social et politique.

Et comme vous le savez L214 est le nom choisi par une association militante qui nous alerte de façon offensive sur le scandale des conditions de l’élevage et de l’abattage industriels. La question de la manière dont nous traitons les animaux, particulièrement ceux destinés à notre consommation fait l’objet d’actions spectaculaires et parfois violentes, que leurs auteurs justifient par la nécessité de rendre visible et ainsi insupportable la cruauté de ce que nous faisons subir aux bêtes. Et comment ne pas être horrifiés par les videos des conditions d’abattage et d’élevage industriels que diffuse l’association L214. Les images -que je ne décrirai pas ici- qui exhibent la souffrance animale sont rendues intentionnellement insoutenables. Au delà de la dénonciation du scandale -qui fait consensus- leur violence a pour objet de produire le choc émotionnel nécessaire à une prise de conscience et à une transformation de notre mode de vie. Le déni de notre parenté avec ces autres sensibles que sont les animaux a pour conséquence leur réification, leur réduction à un simple produit de l’industrie agroalimentaire. L’indifférence à leur souffrance, le refoulement de la pitié rendent possible un certain mode de consommation, dont en premier lieu l’alimentation carnée qui repose sur l’exploitation sans limite des animaux.

Bien que l’assujettissement de l’animal par l’homme soit aussi vieux sans doute que l’humanité, du moins que l’agriculture, il a acquis de nos jours une ampleur si terrifiante, il va si loin que l’urgence est de réveiller la compassion pour tant de souffrances évitables.

Ce très bref aperçu historique destiné à montrer le caractère inédit de la question fait l’impasse sur le lointain et profond enracinement théologique et philosophique du problème animal que je ne pourrai pas traiter dans cet exposé. -C’est l’objet du livre majeur d’Elisabeth de Fontenay «Le silence des bêtes». Les quelques 1000 pages qu’il comporte peuvent avantageusement occuper votre été et sans ennui car d’une écriture limpide.-

 

Passage au questionnement philosophique

 

C’est à partir de l’ouvrage de Jacques Derrida «L’animal que donc je suis» que je tenterai de dégager les enjeux philosophiques de ce «rapport inouï à l’animal ou aux animaux, si nouveau qu’il devrait nous obliger à inquiéter tous ces concepts ( le monde, l’histoire, la vie etc..)».

La métaphysique humaniste est à la recherche d’un propre de l’homme. En analysant la place qu’y occupe l’animal, Derrida va effectivement en inquiéter les concepts. D’Aristote à Lacan en passant Descartes» le discours de l’humanisme métaphysique porte sur les «pouvoirs» dont relativement à l’homme l’animal est privé. Ne pouvant parler, penser, raisonner, il n’a pas le pouvoir du logos. Il est défini uniquement comme manquant de ce que l’homme possède. Je m’attarderai un peu plus sur les pages que Derrida consacre à Descartes, car il est le fondateur et je me contenterai pour le reste d’une simple énonciation.

 

A la recherche d’une certitude première, le doute de Descartes se porte sur lui-même, sur sa propre nature pour donner congé à l’animal en lui en évacuant la définition traditionnelle de l’homme comme animal raisonnable, et: «Qu’est-ce que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté j’ai pensé que j’étais un homme; mais qu’est-ce qu’un homme? Dirai-je que c’est un animal raisonnable? non, certes, car il faudrait par après chercher ce que c’est qu’être animal, et ce que c’est que raisonnable et...nous tomberions insensiblement en une infinité d’autres questions plus difficiles et embarrassées et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler de semblables subtilités.» Derrida commente: «Descartes propose d’abstraire de son «je suis» tout ce qui rappelle la vie.» Se sentir, se mouvoir, être affecté, se nourrir, sont le fait d’une âme vivante. Mais pour Descartes cet «air délié et subtil» répandu dans mes plus grossières parties», relève du corps qui n’est qu’un automate certes infiniment complexe, mais entièrement soumis aux lois de la physique. Il appartient en effet à l’étendue, à la matière. C’est pourquoi cet animal-automate n’est pas moi. «Je ne suis pas cet assemblage de membres qu’on appelle le corps humain»...«Seule la pensée ne peut être détachée de moi», «je suis une chose qui pense.» La pensée se pense elle-même dans le «je pense». Et puisqu’il n’existe que de la pensée et de l’étendue, l’animal incapable de se penser soi-même ne peut être autre chose qu’une machine privée de «moi», ou de «soi» c’est à dire de toute pensée. La rupture est radicale. Si nous ne comprenons pas encore tout dans cette machine complexe qu’est l’animal c’est que Dieu en est l’artisan et que ses ouvrages sont infiniment plus parfaits que ceux des humains. Descartes argumente: si on concevait «une machine qui profère des paroles,... qui, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire, si en un autre elle crie qu’on lui fait mal et autres choses semblables...» cette machine ne pourrait se distinguer d’une pie qui dit bonjour à sa maîtresse dans l’espérance d’être récompensée par une friandise ni des autres animaux qui savent se servir de signes. Mais jamais dit Descartes ils n’utilisent ces signes, «à propos des sujets qui se présentent» « pour répondre à ce qui se dit en leur présence» comme le font les fous et les enfants même stupides. La raison qui permet de répondre -à propos- appartient à l’homme seul et ne comporte pas de degrés. La «parole» animale est réaction et la parole humaine réponse commente Derrida. «L’animal n’entend pas nos points d’interrogation». «Le langage de la machine est fixé dans la mécanicité de sa programmation». L’animal-machine ne peut énoncer un «Je pense».

Il manque de ce que l’homme possède, et ce manque le définit -privé de langage pour -Descartes, privé du pouvoir de dire Je chez Kant, privé de monde- Heidegger, privé de personnalité éthique pour Lévinas, privé du pouvoir de mentir-Lacan. L’anthropocentrisme ne peut aller plus loin. La question d’une intériorité, d’une subjectivité de l’animal ne se posera plus dans la philosophie moderne. L’instrumentalisation de l’animal dans l’expérimentation scientifique pourra donc se réclamer d’une légitimité philosophique.

 

Elisabeth de Fontenay paraphrase amicalement un titre de Lévinas pour parler de «L’animal qui vient à Derrida». Cet animal n’est ici pas un concept mais une bête singulière, un chat, une chatte en vérité qui a pris l’habitude de le suivre le matin dans la salle de bains et qui le regarde alors qu’il est nu et qu’il lui fait attendre son petit déjeuner. Ce n’est pas la question de la nudité qui nous intéresse ici, -elle a été traitée dans le bel exposé d’Agnès Cugno au début de cette saison- mais la honte qu’éprouve Derrida d’être nu sous le regard de son chat, et la manière dont il va questionner sa honte. Ce dont il fait alors l’expérience, c’est que ce chat qui le regarde, devant lequel il a honte, et après honte de sa honte -car ce n’est qu’un animal après tout- ce chat a sur lui un point de vue, celui de l’autre absolu, du tout autre. Ce chat singulier, cette petite chatte familière pose sur la nudité de Derrida un regard sans fond «ininterprétable, illisible, indécidable, abyssal et secret...d’une proximité insoutenable.. rien ne m’aura jamais tant donné à penser que cette altérité absolue». Mais les philosophes -Descartes en premier- ont ignoré la force de cette expérience de la honte devant le regard d’un animal, de cette rencontre d’une altérité. Si cela leur est arrivé ils n’y ont pas prêté attention, ils n’ont pas vu ce regard autre posé sur leur nudité humaine. Et cette dénégation de la possibilité d’un point de vue de l’animal sur l’homme «institue le propre de l’homme, le rapport à soi d’une humanité d’abord soucieuse et jalouse de son propre» continue Derrida. Ainsi un mot unique, l’«animal» peut désigner tous les autres vivants, les «vivants sans plus» les vivants qui ne sauraient avoir un point de vue, les vivant «sans monde» comme les définit Heidegger.

Et pour s’amuser un peu en reprenant Elisabeth de Fontenay le chat de Derrida est «le cheval de Troie introduit dans la métaphysique».

La frontière dite anthropologique va s’en trouver non pas effacée mais bouleversée.

En effet Derrida n’abolit pas cette frontière, il récuse qu’il y ait une quelconque continuité homogène entre «ce qui s’appelle l’homme et ce qu’il (l’homme) appelle animal.» La thèse continuiste qui nie la rupture et même l’abîme qui sépare «ceux qui se nomment les hommes et ceux qu’ils appellent les animaux» -partagée par la très grande majorité des animalistes- est «trop bête» pour qu’il se donne la peine de réfuter. Mais les franges des bords de cet abîme sont multiples et hétérogènes.

Les organisations des vivants sont tellement diverses et complexes, séparées par de tels gouffres -du ver de terre ou de l’éponge au chimpanzé- que dire: «l’Animal» n’a aucun sens. C’est «un mot, une appellation que les hommes ont instituée, un nom qu’ils se sont donné le droit et l’autorité de donner à l’autre vivant». L’Animal ne désigne ni une espèce, ni un genre, ni un individu, c’est concept à tout faire qui en ignorant les différences abyssales qui sépare les bêtes les unes des autres, sert à enclore une «irréductible multiplicité vivante de mortels» dans une catégorie unique, celle des non humains privés de. Aussi Derrida écrit-il «animot» pour se souvenir qu’animal n’est qu’un mot comme nous l’a rappelé Gérard dans le débat qui a suivi l’exposé de Daniel sur le propre de l’homme. Mais puisque cette considération du point de vue de l’animal et la prise en compte de l’hétérogénéité des vivants déconstruisent cette quête du propre de l’homme, comment répondre désormais à la question qui suis-je? sans effacer la frontière anthropologique? C’est le problème que Derrida résout -dans un génial pied de nez à Descartes- par le «donc» introduit entre «animal et «je suis» désignant ainsi «l’animal autobiographique» qui se sépare de lui-même par le langage: «L’animal que donc je suis».

 

Si voir que l’animal nous regarde nous fait rencontrer l’autre, la compassion nous fait rencontrer le même dans cet autre, et elle est tout aussi subversive.

A la fin du 18° siècle, Jérémie Bentham va poser une question décisive: Il ne s’agit pas de de savoir si les animaux peuvent penser, raisonner ou parler mais peuvent-ils souffrir? Or souffrir n’est pas un pouvoir mais un non pouvoir, remarque Derrida, «une possibilité sans pouvoir. «Là se loge continue-t-il comme la façon la plus radicale de penser la finitude que nous partageons avec les animaux, la mortalité qui appartient à la finitude même de la vie, à l’expérience même de la compassion, à la possibilité de partager la possibilité de cet im-pouvoir, la possibilité de cette impossibilité, l’angoisse de cette vulnérabilité et la vulnérabilité de cette angoisse.» Que l’animal puisse souffrir est indéniable. Même pour «Descartes. Il y eut tout de même un mécaniste cartésien grossier, Malebranche, pour le nier et il a des descendants jusqu’à aujourd’hui. Donnant volontairement un coup de pied dans le ventre de sa chienne il n’entendait le cri de cette dernière que comme une pure réaction mécanique, un bruit de ressort- «elle ne sent rien» disait-il. Aussi Derrida parle-t-il d’une «guerre de la pitié entre ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu’à ce sentiment de compassion», et d’autre part ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de la pitié».

 

C’est de cette guerre de la pitié et de ses conséquences dont il va être question dans cette troisième partie.

 

 

L’animalisme

 

La défense de la cause animale comporte plusieurs courants presque tous d’origine anglo-saxonne. Je vais tenter de donner une idée succinte des principaux. Excepté l’approche de Derrida dont on vient de parler, celle d’Elisabeth de Fontenay dont il sera question plus tard et les travaux de de Jocelyne Porcher, que je ne pourrai qu’effleurer, tous ont en commun d’être résolument antispécistes. C’est par là que je vais commencer.

 

L’antispécisme de Peter Singer et ses conséquences

Le terme de spécisme forgé en 1970 par Ryder est repris en 1975 par Peter Singer philosophe australien dans l’ouvrage intitulé «La libération animale», ouvrage fondateur de l’animalisme. Il désigne une discrimination fondée sur l’appartenance à une espèce qui attribue à celle des hommes un statut supérieur. Selon Singer le spécisme est «un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts ou des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces». Pour ses détracteurs le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont à la race et au sexe: la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres prétextant des différences réelles ou imaginaires.

A l’inverse l’antispécisme reconnaît entre les animaux humains et non humains le type d’égalité que les humains se reconnaissent entre eux. Cette égalité ne dépend ni de leur force ou de leur faiblesse, ni de leurs capacités physiques ou de leurs performances intellectuelles, elle est accordée aussi bien à un malade mental, à un nourrisson qu’aux plus grands génies. Pour l’antispécisme aucune différence ne doit être faite entre les individus en raison de leur appartenance à une espèce fut-elle l’espèce humaine. Les arguments contre l’esclavage, le racisme ou le sexisme valent aussi contre l’asservissement des bêtes. L’antispécisme ne nie pas les différences entre les individus des diverses espèces -ce serait absurde- mais il refuse d’en faire un critère discriminant.

 

Q’est-ce qui justifie cette égalité?

C’est à partir de Bentham cité plus haut que Peter Singer va justifier cette égalité. En 1789 -et la date compte- Bentham écrit: «Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres que par la main de la tyrannie. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, la façon dont se termine le sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Quel autre [critère] devrait tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales, qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d'un mois... La question n'est pas:“peuvent-ils raisonner?”,ni “peuvent-ils parler?”, mais “peuvent-ils souffrir?”»

Tous les thèmes de l’antispécisme, y compris l’analogie du spécisme et du racisme sont déjà dans ce texte. Les êtres sensibles sont égaux en ce qu’ils partagent la possibilité de souffrir. Le mot «sentience» introduit en français vers la fin du siècle dernier précise la signification et la portée de cette disposition. En voici la définition donnée par C.orinne Pelluchon dans le Manifeste du parti animaliste: «Du latin sentiens (passé par l’anglais) le mot sentience désigne la capacité à faire des expériences et à ressentir la douleur, le plaisir, la souffrance de manière subjective.» Revenons à Singer pour lequel il n’est pas plus légitime d’accorder un caractère sacré à la vie d’un humain déficient en fonction de sa seule appartenance à l’espèce «homo sapiens» qu’à celle d’un chimpanzé, d’un porc, ou d’un chien adulte par exemple «dont la capacité à agir avec autonomie, entrer en relation avec autrui, à être conscients d’eux-mêmes...» dépasse de très loin celle qu’un enfant au cerveau endommagé n’atteindra jamais même avec les soins les plus intensifs. Le respect du aux vivants sensibles, aux sentients, ne dépend pas de leurs capacités mais de ce qu’ils sont également capables de souffrir.

 

Signification de cette égalité

Il ne s’agit ni d’une égalité de traitement ni d’une égalité de valeur ni d’une égalité de droits, mais de l’égalité de la considération qu’on doit accorder aux intérêts de chaque sentient. Cette considération s’inscrit dans le cadre de la philosophie utilitariste fondée par Bentham: Chaque être sensible cherche à maximiser le plaisir, à minimiser la douleur et à se procurer les moyens utiles à la réalisation de ce but, ce en quoi consiste son intérêt. Le droit de chacun dans la poursuite de cet intérêt purement individuel est ainsi égal à celui de tous les autres. Mais la poursuite par chacun de son seul intérêt égoïste pourrait entraîner effets négatifs pour l’ensemble des individus considérés. Car les intérêts de tous s’additionnent pour former la quantité totale de bien-être ou de souffrance de l’ensemble. L’éthique conséquentialiste qui complète l’utilitarisme va veiller à ce que les conséquences des actions individuelles visent à augmenter, ou à tout le moins à ne pas diminuer la somme totale du bien-être. La valeur morale de l’action ne dépend donc pas de son intention mais de ses conséquences sur la communauté. Ainsi dans certaines circonstances Le bien-être de tous peut demander le sacrifice des droits de certains. L’égale prise en considération des intérêts n’implique donc pas l’égalité des droits. Si la souffrance de l’animal quel qu’il soit doit être considérée à l’égal de la mienne, et si ma souffrance ne compte pas plus -ni pas moins- que celle du chien du cheval ou du cochon les droits ne sont pas les mêmes selon les capacités, par exemple les enfants n’ont pas le

droit de vote. Cependant il n’y a pas de raison pour refuser aux autres vivants les droits que les humains se reconnaissent entre eux. Selon Peter Singer et la philosophe italienne Paola Cavalieri les droits de l’homme devraient être donnés aux singes anthropoïdes bonobos, chimpanzés, gorilles et orang outangs en raison d’une proximité avec les humains de mieux en mieux reconnue scientifiquement. Mais le droit à la vie ne peut être égal entre tous les sentients. Si tous éprouvent également plaisir et douleur la capacité relationnelle et celle de se projeter dans l’avenir sont inégalement distribuées. L’être qui en est dépourvu a moins à perdre en perdant la vie que celui qui est capable de faire des projets et de travailler à leur accomplissement. La vie de ce dernier a donc plus de valeur. «Cela signifiera en général écrit Singer que s’il nous faut choisir entre la vie d’un être humain normal et celle d’un autre animal nous devons sauver celle de l’humain; mais il peut y avoir des cas particuliers où l’inverse sera vrai, quand l’être humain en question ne possède pas les capacités d’un humain normal.» Je vous ferai grâce de textes plus explicites.

 

Conséquences pratiques

Au nom des principes ci-dessus Singer condamne l’utilisation des animaux de laboratoire Eu égard aux souffrances animales insupportables les impératifs invoqués de la recherche scientifique sont illégitime. Les résultats la plupart du temps discutables ou de peu de portée auraient très souvent pu être obtenus par d’autres moyens. Et l’expérimentation des médicaments destinés aux humains gagnerait à être faite sur des cobayes appartenant à l’espèce humaine. Singer cite en exemple les membres de la communauté des gays qui se sont proposés pour tester des remèdes contre le sida. Et puisque le végétarisme est sans aucun dommage pour la santé, bien au contraire, les horreurs de l’élevage et de l’abattage industriels sont inutiles et scandaleuses. Sont encore plus inadmissibles la chasse et les jeux comme la corrida qui font souffrir et mourir les animaux pour le seul plaisir des humains.

 

Critique

L’éthique animaliste selon Singer est avant tout abstentionniste et consiste pour l’homme à s’interdire les mauvais traitements infligés aux animaux. Mais elle peut aussi légitimer la prise en charge de leurs intérêts, on l’a vu avec la revendication du droit de vote pour les grands singes. Il reste que l’utilitarisme conséquentialiste est insuffisant à fonder l’éthique animaliste car il pourrait très bien justifier le meurtre. Eu égard à la somme totale de plaisirs et de souffrances les individus sont interchangeables et pourvu que la quantité totale de bien-être n’en soit pas diminuée le meurtre d’un animal qui sera remplacé aussitôt par un autre ne sera pas condamnable moralement. Pourquoi le végétarisme dans ce cas? Ne suffirait-il pas d’un élevage fut-il industriel soucieux du bien-être animal et d’un abattage indolore? C’est la position welfariste de welfare (bien-être) dont Singer ne semble pas toujours très éloigné et qui est rejetée par la plupart des animalistes même si le welfarisme pratique peut être envisagé à titre provisoire comme une transition nécessaire vers l’abolition totale de toute forme d’exploitation animale.

 

De l’éthique au juridique et au politique

 

Tom Regan, l’animal sujet de droit

Tom Regan philosophe américain décédé en 2017 applique aux animaux le discours du droit libéral qui affirme la valeur de l’existence individuelle comme telle. Certains vivants -en gros les mammifères adultes dont les dauphins et les baleines- sont les sujets de leur propre existence. Ils ont des croyances et des désirs, le sens de l’avenir, la capacité d’initier une action, des préférences, une identité psycho physique à travers le temps... indépendamment de leur utilité ou du fait d’être un objet d’intérêt pour un autre être. Ce qui doit les faire considérer comme possédant une quasi-identité personnelle, une quasi-intelligence et une quasi-potentialité de liberté. L’animal qui est ainsi sujet de sa propre vie doit être reconnu comme sujet de droit. La position de Regan est d’inspiration kantienne : une fois reconnu sa qualité de sujet l’animal, pas plus que l’humain ne peut être traité comme un simple moyen, même avec bienveillance. Et la justice exige de faire cesser toute forme d’exploitation: «Nous ne voulons pas agrandir les cages mais faire qu’elles soient vides» dit Regan. Sa visée est celle d’une abolition totale de toute forme de domination de l’humain sur l’animal. L’abolitionnisme complet prendra du temps, comme dit au paragraphe précédent la transition demandera d’accepter un welfarisme provisoire, mais le but est bien le veganisme, c’est à dire la disparition non seulement de la viande et autres aliments provenant d’animaux (lait et produits laitiers, oeufs, miel) dans nos assiettes, mais encore de tout produit d’origine animale dans nos maisons et nos vêtements (cuir, soie, plume, laine, fourrure). Cependant cet élargissement du cercle des vivants ayant droit au respect laisse non résolu la question de ceux dont les capacités ne permettent pas de dire qu’ils sont sujets d’une vie, les bêtes ont droit au respect kantien et à la justice dans la mesure de leur proximité avec les humains. Et demeure la question des animaux sauvages.

À ce résumé rapide et incomplet il faut ajouter que la pensée de Regan entre en contradiction avec l’écologie: L’écologie se soucie des espèces, de l’équilibre entre les espèces à l’intérieur de l’écosystème et non du respect des droits des individus, elle admet très bien le meurtre, la chasse n’est pas incompatible avec la préservation de l’écosystème. Mais selon Regan l’écosystème est un tout mal défini qui n’a pas le sentiment de sa propre existence, il n’est pas sentient et ne souffre pas.

 

Politisation de la cause animale

Cet exposé étant déjà trop long je ne fais que signaler deux autres courants importants de la pensée animaliste. D’une part, Donaldson et Kymlicka dans «Zoopolis» -paru en 2016- déplacent le terrain de la cause animale de l’éthique (Singer) et du juridique (Regan) au politique, il s’agit en effet d’organiser selon l’égalité la coexistence des sentients selon des règles de coopération et d’assistance dans une société multiespèces équitable. Car des individus d’espèces différentes peuvent trouver leur intérêt à collaborer les uns avec les autres à condition que l’association soit consentie. Ce peut être le cas entre les humains et les animaux dits domestiques. Il va de soi que le meurtre, la contrainte et tout forme d’exploitation sont évidemment bannis de la communauté humanimale. Les animaux domestiques auraient un statut de citoyens libres et égaux en droits aux humains, les «animaux liminaires» (rats, renards, oiseaux par exemple) simplement acceptés ou reconduits aux frontières selon leur degré de compatibilité avec la «Zoopolis». La souveraineté sur leur territoire des animaux sauvages serait reconnue et respectée. L’organisation politique de la Zoopolis est pensée dans les moindres détails, je n’irai pas plus loin ici.

Le dernier courant dont je parlerai est représenté par Corinne Pelluchon qui maintient une asymétrie majeure entre les humains et les autres animaux qui ne disposent pas de la parole publique et ne peuvent être citoyens tout en étant cependant sujets politiques. Dans une optique proche de celle du care (qui avait fait l’objet d’une de soirée il y a deux ans) elle insiste sur la nécessaire reconnaissance de la vulnérabilité que nous partageons avec tous les autres sentients. L’humilité et la sollicitude dont nous devons faire preuve vis à vis d’eux doit conduire à une société pacifiée devenue entièrement vegan -y compris pour son chat qui jusqu’à présent refuse obstinément les croquettes végétariennes dont elle souhaiterait le nourrir- Il ne sera possible de parvenir à cette société que progressivement et en prenant en compte les intérêts de tous ceux qui de près ou de loin sont liés à l’exploitation animale et en premier lieu de ceux qui en souffrent (personnels des abattoirs par exemple). Une éthique de la considération doit être le fruit d’une transformation intérieure, réconciliant la raison et la sensibilité pour permettre cette ouverture à mon prochain animal. C’est parce qu’ils s’adressent avant tout à l’intellect que les animalistes peinent jusqu’à présent à entraîner les changement sociaux nécessaires pour construire un monde habitable pour tous, animaux humains et non humains. C’est aux humains capables d’une parole publique que revient cette responsabilité. L’animalisme bien compris est un nouvel humanisme où tous les sentients trouveront leur compte.

 

Critiques et interrogations

 

Cette la dernière partie sera consacrée à des questions plus critiques.

 

Intervenir dans la nature ?

Parmi les questions en débat au sein des animalistes il y a celle du sort des animaux sauvages dont la vie précaire n’est souvent que souffrance. Peter Singer prônait la non intervention mais cette option est de plus en plus contestée au nom de l’obligation morale de travailler autant que faire se peut à l’amélioration de la vie l’ensemble des sentients. Le plaisir que les humains trouvent dans la contemplation de la nature ne compense pas l’immense souffrance des animaux sauvages dont l’existence est sans cesse menacée. Pour beaucoup mieux vaudrait ne pas être nés. D’autre part beaucoup d’animalistes suivent Tom Regan dans son antiécologisme, l’écosystème n’est pas sentient, sa définition est des plus vagues. Il est donc légitime de le manipuler pour diminuer et supprimer la somme infinie de souffrances des animaux sauvages.

Mais comment et jusqu’où intervenir et par quels moyens? La prédation est particulièrement cruelle. On peut donc se proposer d’empêcher les lions d’attenter au droit à la vie des gazelles ou les chats de chasser les souris en les stérilisant par exemple ou en les soumettant à des manipulations génétiques pour les rendre vegans, ou encore en les laissant carrément mourir de faim mais il faudra alors trouver le moyen -stérilisation ou contraception à grande échelle- d’empêcher les anciennes proies de proliférer ce qui conduira à une raréfaction des animaux sauvages. Ce sera aussi le cas des animaux domestiques «libérés» qui incapables de survivre seuls s’éteindront progressivement. Cette extinction des espèces est parfaitement assumée par certains, dissimulée par d’autres. Et c’est ainsi que la nature entière se retrouve soumise à la morale humaine au nom de la libération d’animaux en voie de disparition. En contradiction avec son propos affiché, l’animalisme ne peut éviter un anthropocentrisme masqué qui tend à réduire l’altérité animale au nom de l’éthique. Poussé à bout, étendu à la vie animale tout entière, universalisé, l’antispécisme abolitionniste est une impasse.

Corinne Pelluchon critique l’étroitesse de la dimension antiécologiste d’un certain animalisme. La vie de l’animal, humain ou non, ne se réduit pas à sa dimension individuelle, elle est prise dans un maillage de relations multiples non seulement avec les autres vivants, dont les plantes, mais aussi avec l’inanimé, terre, climat, ressources en eau, etc... et ne peut être considérée isolément. C’est de l’ensemble dont nous devons prendre soin.

 

La question du carnivorisme

Elle intéresse très profondément la condition humaine et je ne ferai que l’esquisser. Et je laisserai de côté l’importante question du sacrifice dans les trois monothéismes que traite par ailleurs Elisabeth de Fontenay dans «Sans offenser le genre humain».

L’homme est omnivore par nature. Peut-il et à quelles conditions devenir cet animal pacifique qui aurait éradiqué en lui tout instinct prédateur? La réponse des animalistes vegans est que d’une part la consommation de viande est inutile et même nuisible pour la santé. Du reste l’industrie agroalimentaire permet de satisfaire les carnivores impénitents au moyen de différents substituts et même de viande artificiellement cultivée bientôt présente dans les rayons des grandes surfaces. Surtout l’évolution biologique continue aussi pour l’espèce humaine, et cela par l’intervention de l’homme sur lui-même. Les technosciences lui permettent de travailler à sa propre transformation en vue d’augmenter ses capacités. Voir à ce sujet les positions de Paul Ariès pour qui le veganisme est le cheval de Troie des biotechnologies -facile à trouver sur le web-. Certains ne font pas mystère d’une convergence de fait entre animalisme et transhumanisme, d’autres la dissimulent pour avancer masqués, d’autres encore la rejettent.

Dans la Grèce ancienne, selon Jean-Pierre Vernant la consommation de la chair cuite de l’animal tué pour le sacrifice signifiait notre condition d’êtres mortels. Aux dieux immortels la fumée suffisait. Avec la viande la mort s’invite à la table du repas destiné à entretenir la vie des hommes. L’horreur qui saisit Plutarque à l’idée de manger de la chair morte se retrouve sous la plume de la philosophe animaliste Florence Burgat dans l’emploi du mot cadavre. A lire plusieurs articles des Cahiers antispécistes, revue de niveau universitaire facile à trouver sur le Web on peut penser que l’idéologie vegan non seulement participe du refoulement de l’idée que la vie et la mort sont inséparables et interdépendantes mais au-delà qu’elle relève du vieux rêve de l’humanité de s’affranchir de la mort cette fois par les moyens de la science moderne.

Pratiquement, manger ou non de la viande peut relever d’un choix individuel relatif à la sensibilité de chacun. Cependant la conscience du fait que les conditions industrielles d’élevage et d’abattage sont inadmissibles moralement et ruineuses pour la terre et le climat devrait conduire à une modification de la consommation en quantité et en qualité de la viande animale et à la considération et au respect pour les animaux d’élevage. C’est la position défendue par Jocelyne Porcher.

 

La pitié est insuffisante à fonder l’éthique

Bien que l’argumentation des partisans de la cause animale se présente -particulièrement chez les anglo-saxons- comme rigoureusement rationnelle (jusqu’à l’aporie) c’est la pitié qui est le moteur de la prise en considération de la souffrance animale. Or la pitié est l’expérience préréflexive de ce que l’autre, ici l’animal, et moi avons en commun, la capacité de souffrir. Cette expérience est à l’origine du rapport au semblable. Comme le remarque Rousseau, elle se distingue difficilement de l’amour de soi. C’est soi souffrant dans l’autre qui inspire la pitié. C’est le sentiment d’une communauté pathétique originelle qui permet de se transporter hors de soi pour s’identifier à autrui. Mais c’est le commun qui est ainsi pris en compte et non la singularité. En cela la pitié peut entraîner le déni violent de cette singularité de l’autre. «La pitié rend fou» dit Elisabeth de Fontenay, «c’est un gouffre et non un fondement». Si comme l’a vu Rousseau elle fournit l’impulsion nécessaire à la moralité, l’universalité que demande la règle morale lui fait défaut. Et sans doute faut-il chercher ici l’origine des aberrations de certaines conduites se réclamant de l’antispécisme. La pitié est à la fois nécessaire et risquée.

 

 

Conclusion

 

La compassion prise au sérieux comme le demandait Derrida c’est la fin de d’un humanisme arrogant qui campait sur la certitude d’un «propre de l’homme» destiné à établir une frontière infranchissable entre humains et non humains. Mais chaque définition rejette sur les marges ou même hors de l’humanité un grand nombre d’individus qui n’y satisfaisaient pas bien qu’appartenant biologiquement à l’espèce. (enfants, fous, juifs, d’une couleur de peau ou d’une culture différentes, on a l’embarras du choix) Ce n’est pas la biologie, ni l’éthologie ni la science en général qui peut fournir un critère positif permettant de distinguer entre les vivants. Là est la force de l’antispécisme. Mais aussi sa faiblesse car d’une comparaison entre un être immature ou privé par accident de ses capacités et un individu adulte normal d’une autre espèce on ne peut conclure à l’inexistence d’une la frontière. Cette comparaison entre deux êtres de deux espèces différentes au niveau de développement inégal relativement aux caractéristiques de leur espèce n’a pas de sens comme le suggère le petit extrait de Marguerite Duras qui accompagnait l’annonce de la soirée.

 

L’«abîme» (Derrida) de l’altérité entre l’humain et l’animal n’autorise ni l’arrogance ni l’instrumentalisation et il n’est pas de l’ordre du quantitatif.

C’est cet abîme qu’expérimente Elisabeth de Fontenay dans le livre autobiographique qu’elle consacre à son frère «Gaspard de la nuit». J’en extrais ces lignes qui me serviront de conclusion:

«La liste des signes de ce propre (de l’homme), la mise à jour, d’âge en âge de ces critères, a de quoi susciter un rire amer. Car c’est d’un seul et même geste sans cesse réitéré, qu’on a séparé les hommes des animaux et qu’on a relégué des catégories d’hommes....Il fut question de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques de liberté, de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, de rire, d’accouplement face à face, de lutte pour la reconnaissance de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de partage de nourriture, d’art. Gaspard, lui ne possède aucune de ces vertus tenues pour proprement humaines. Très peu de signes viennent de lui, qui mériteraient qu’on s’exclame: cela un animal ne l’aurait jamais fait! Il est né, il a grandi, il s’est présenté à l’épreuve du propre de l’homme et il a été recalé. Son échec m’aura rendu hostile à presque tous les humanismes.» ...mais c’est en dépit de la relégation où le confinent tous ses manques qu’il faut affirmer l’humanité de Gaspard. «Car le refus sans état d’âme d’établir une frontière entre l’animal et l’humain peut conduire, par exemple à évaluer les capacités respectives d’un handicapé et d’un animal de compagnie... je n’ai jamais douté que mon frère ne fut un sujet, un être de désir dont la parole et la pensée auraient du constituer le destin.» Et c’est cette impossibilité de ne pas concevoir Gaspard autrement que comme un humain qui va amener Elisabeth de Fontenay à vouloir réparer l’injustice faite aux animaux au cours des âges, à «ne jamais consentir à les considérer comme des êtres seulement vivants», sans devoir pour cela «offenser le genre humain».

 

 

 

 

Bibliographie:

 

Descartes: Discours de la méthode 5°partie, Méditations métaphysiques 2°, lettre au marquis de Newcastle

Rousseau: Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes

Jacques Derrida: L’animal que donc je suis

Elisabeth de Fontenay: Le silence des bêtes, Sans offenser le genre humain, Gaspard de la nuit

Alain Finkelkraut: Des animaux et des hommes -série d’émissions sur France Culture avec divers intervenants-;

Peter Singer: La libération animale

 

Corinne Pelluchon: Manifeste animaliste, très nombreuses vidéos sur le web

Florence Burgat: Animal mon prochain

Cahiers antispécistes en particulier les n°s 40 et 41 essentiels pour comprendre l’animalisme de l’intérieur

Jocelyne Porcher: Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle

 

Paul Ariès: Tribune dans le Monde du 7/01/2019 «J’accuse les vegans de mentir sciemment»

Le Monde: 29 mars 2019: «Les antispécistes vont-ils trop loin?» -Débat-

David Olivier: Tribune dans Le Monde: L’animalisme nous mène à un progrès civilisationnel

 

En podcast sur France Culture ou le site de la Sorbonne:

Adèle Van Reeth, Les chemins de la philosophie: «L’animal est-il un homme comme les autres?» débat extrêmement intéressant et les autres émissions de débat de cette journée consacrée à l’animal. Beaucoup d’autres émissions en podcast sur ce thème.

 

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz