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CAFÉ PHILO 20/09/2017

« Faut-il désespérer de la culture ? »

 

Introduction

 

                « Malgré le triste spectacle, non pas tant des maux d’origine naturelle qui pèsent sur le genre humain, que de ceux que les hommes s’infligent eux-mêmes les uns aux autres, l’esprit s’éclaire pourtant devant la perspective que l’avenir sera peut-être meilleur... », écrivait Kant en 1793 dans Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point, 3eme section. Kant, malgré son inflexible sérieux, n’en était pas moins un homme des Lumières, convaincu que le progrès intellectuel et moral de l’humanité était un mouvement irréversible, quoique lent et complexe. Bien sûr, son optimisme foncier ne l’empêchait pas de ressentir une certaine « humeur » devant les soubresauts de l’histoire, qui lui semblait déjà « un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction » (Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 1784 ). Mais rien n’entamait l’espoir qu’il fondait dans la capacité de l’homme à se moraliser toujours plus, grâce à l’éducation et à l’avancée des Lumières – la fameuse Aufklärung. Jamais Kant n’aurait désespéré de la culture, même s’il reconnaissait que ce « plan secret de la nature » prenait parfois des détours surprenants.

                Poser la question « faut-il désespérer de la culture ? » semble du coup assez typique de notre époque, où le fait que la culture soit une aptitude naturelle de l’homme ne semble plus aussi évident. On pourrait même dire de cette mise en question de la culture que c’est une attitude proprement « post-moderne», et plus précisément « post-Auschwitz ». L’histoire a inlassablement démontré que malgré les avancées des sciences physiques et morales, l’homme est resté un animal, violent, obtus, assoiffé de vengeance et de pouvoir, et finalement pas beaucoup plus avancé qu’aux premiers temps de son histoire. Sinon qu’il s’est doté de moyens toujours plus efficaces pour muscler sa capacité de nuisance, à l‘égard de ses semblables comme de la nature en général. A cet égard, on pourrait même faire ce constat réellement désespérant : la culture, en son sens le plus large, loin de faire reculer la barbarie, ne semble servir qu’à la raffiner.

                Cette question, Hannah Arendt se la posait déjà en écrivant La Crise de la culture, en 1961, et elle n’a cessé de réapparaître chez les plus pessimistes des philosophes contemporains, qui poursuivent ainsi ad nauseam le travail de sape des « anti-Lumières » du XIXème siècle. « L’esprit est la meilleure et la pire des choses », disait Hegel,  et il semble que dernièrement la seconde option tende à devenir la seule.

                Pourtant, nous sommes ici, nous qui nous réunissons pour penser ensemble, avec la conviction que nous ne le faisons pas en vain. Qu’est-ce qui nous pousse encore et malgré tout à nous réunir pour nous cultiver ? A l’orée d’un nouveau cycle de réunions du café philo, il n’est donc pas inutile de se poser cette question au premier abord iconoclaste, afin de ressaisir justement ce qui nous pousse à espérer envers et contre tout dans la culture. Car s’il est évident que le progrès, qu’il soit celui de la technique ou des humanités, n’a en aucun cas pacifié nos civilisations, cela ne semble pas suffisant pour renoncer à penser, à apprendre, à améliorer nos conditions de vie et à repousser l’ignorance, la crédulité, les préjugés. Alors, pour rester kantien : que nous est-il (encore) permis d’espérer - de la culture ?

               

I. Portrait de l’homme en être de culture.

II. Désespérer de la culture ?

III. Espérer après Auschwitz.


   

 
 

1. Portrait de l’homme en être de culture.

                S’il est une chose généralement admise aujourd’hui, c’est que l’homme n’est pas un être naturel, mais qu’il doit tout à sa disposition spécifique à se « perfectionner », selon le terme de Rousseau, c’est-à-dire à son incomplétude native, qui lui permet d’apprendre, c’est-à-dire d’acquérir des comportements et des savoirs – en somme d’avoir une culture, à la fois comme formation (savoir-faire et savoir-être) et comme civilisation.

                Affligé de « néoténie », autrement dit né grand prématuré, l’homme à la naissance n’est pas « fini » : physiquement c’est une évidence. Sa vue mettra quelques semaines à lui permettre de saisir des objets éloignés de plus de 30 cm (la distance idéale pour ne pas confondre le sein de sa mère avec autre chose) ; il lui faudra plusieurs mois pour achever son système digestif ; son ouïe ne sera stabilisée qu’au bout de trois ans, et les fonctions du lobe frontal de son cerveau (notamment la capacité à l’empathie) devront parfois attendre plus de 20 ans avant d’arriver à leur complet développement. Le mythe de Prométhée l’illustre bien : oublié des dieux dans la distribution des qualités et aptitudes naturelles, l’homme ne doit son salut qu’à l’intervention de Prométhée, qui lui offre les moyens techniques de compenser ses handicaps naturels. Et ceci fait, Zeus devra encore, toujours selon le Protagoras de Platon, lui donner l’art politique afin qu’il ne s’auto-détruise pas trop vite.

                L’homme de la nature de Rousseau n’aurait donc jamais existé. Rousseau lui-même en est convaincu, qui n’utilise cette image, dit-il dans L’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, que pour « démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme », et dès le départ annonce : « commençons donc par écarter tous les faits (…). Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ».          

Pourtant, des faits, il y en a. Par exemple, les « homines feri », les enfants sauvages, dont Lucien Malson[1], dont j’ai déjà parlé ici, soutient qu’ils attestent de l’inexistence de la nature humaine – au sens d’un ensemble constitué d’instincts.

                Sous les pavés, la plage, mais sous la culture… point de nature ! Contrairement à ce que laisse entendre la célèbre comparaison de Rousseau avec la statue de Glaucus.

                « L’homme est une histoire », écrit Malson. Nous recevons certes de nos parents un certain nombre de caractéristiques biologiques, qui forment bien une sorte « d’héritage » naturel. Mais quoiqu’incontestable, ce bagage physiologique lui-même est influencé par des paramètres culturels, sociaux, voire psychologiques : « que la nourriture, la lumière, la chaleur – mais aussi l’affection viennent à manquer, et le schéma idéal de développement se trouve gravement perturbé. » A « l’hérédité » naturelle, Malson oppose l’idée « d’héritage » culturel, dont il fait la véritable cause de ce que nous sommes, tant en tant qu’espèce qu’en tant qu’individus. L’hérédité, à savoir la nature en nous, détermine notre être seulement en partie, et elle est toujours modifiée et singularisée dans l’individu par ce qu’on pourrait appeler une interprétation subjective (et donc essentiellement culturelle) de ce donné biologique. Malson conçoit en effet le sujet singulier comme « centre de synthèse » de toutes les données sensibles et intelligibles dont celui-ci est affecté au long de sa croissance et de son existence. Toute conscience individuelle est à la fois un écho de celle de toutes les autres, et un prisme particulier, source de nouveauté, de création, de progrès. « L’homme refuse, reçoit et noue des influences qu’il contribue à faire exister. Il crée et il se crée, il est sujet et objet de son histoire et de l’histoire de tous. On essaie de l’enliser dans des déterminismes, mais toujours la tête dépasse. » (LES, I)

                Encore et toujours, le sujet parviendrait donc à détourner les forces, qu’elles soient naturelles ou culturelles, qui tendent à l’enfermer dans une nature prédéfinie. Les enfants sauvages sont pour Malson la meilleure illustration de cette plasticité de l’individu humain : leur absolu dénuement montrerait clairement que, sans culture, sans éducation, l’homme n’est à proprement parler « rien ». L’exemple de Victor de l’Aveyron est pour Malson la preuve que l’homme ne trouve son humanité que dans sa relation aux autres, par les exemples et les leçons que seuls d’autres humains peuvent lui offrir. Et je ne résiste pas à citer une fois de plus cette belle phrase finale de son ouvrage : « La vérité que proclame en définitive tout ceci, c’est que l’homme en tant qu’homme, avant l’éducation, n’est qu’une simple éventualité, c’est-à-dire moins, même, qu’une espérance ».

                C’est donc plutôt de la nature qu’il faudrait désespérer, et l’éducation au contraire serait notre seul salut. L’homme est un animal « qui a besoin d’un maître », dit Kant, et il faut croire qu’il s’agit avant tout d’un maître d’école. Notre incomplétude laisse à notre naturel assez de souplesse pour nous permettre de devenir n’importe quoi entre le monstre et le génie, avec une tendance lourde pour une sympathique médiocrité. « L’homme de la nature et de la vérité » décrit par Dostoïevski dans les Carnets du sous-sol, c’est-à-dire « l’homme le plus normal, tel que l’imaginait sa tendre mère – la Nature – quand elle le mit au monde », est affligé, écrit-il, d’une « idiotie congénitale » : sa spontanéité le pousse à se satisfaire de lui-même et à être heureux d’un bonheur monolithique, que ne traverse aucun doute, aucun questionnement. Le problème, dans ce livre, étant que la lucidité que donne l’intelligence conduise directement à la méchanceté et au malheur.               

Sans souscrire, donc, au mépris que voue le narrateur de ce roman à l’homme naturel, force est de constater que la culture non seulement nous donne une essence, au moins comme idéal à réaliser. Mais elle nous donne aussi notre identité individuelle. La culture distingue : je ne reviendrai pas une fois de plus sur les développements de Bourdieu dans La distinction ou dans La reproduction, mais l’idée force des analyses sur l’habitus, c’est que ce dernier n’est pas seulement un carcan ou une norme sociale contraignante et déformante : comme les techniques du corps de Mauss, les habitus sont autant des « structures structurées » que des « structures structurantes », c’est-à-dire qui « arment » (au triple sens du blason, de l’armement et de l’armature) nos existences et leur permettent de se dérouler de la façon la plus efficace et riche possible pour chacun de nous. L’habitus nous permet d’agir de façon efficace dans un milieu donné, exactement comme les « techniques » du corps de Mauss. Celui-ci définit en effet la technique comme « un acte traditionnel efficace ». Les deux termes sont importants : les techniques du corps sont à la fois héritées du passé, et toujours d’abord tournées vers l’efficacité de l’action à venir. Ce qui permet par exemple de passer du saut face à l’obstacle au saut de profil ou en ciseaux, puis en rouleau ventral, et enfin en « Fosbury flop », du nom de l’athlète (Dick Fosbury) qui démontra en 1968 aux Jeux Olympiques de Mexico la supériorité du saut en rouleau dorsal. Ce fut une initiative individuelle, et depuis, plus personne ne saute autrement et c’est tant mieux.

                Par notre activité intellectuelle et technique, nous réalisons donc ce qu’il y a de meilleur dans nos possibilités. Nous devenons nous-mêmes, une personne unique et la plus performante possible, et ce faisant nous contribuons à faire progresser toute l’espèce. La philosophie est même allée plus loin : la culture rapproche l’homme de Dieu.

                C’est une idée que développe par exemple le jeune prodige italien Pic de la Mirandole au XVème siècle. Dans son oeuvre intitulée la Dignité de l’homme, il cherche à ressaisir ce qui octroie à l’homme sa place particulière dans la nature. Et c’est encore une fois dans son absence de nature qu’il va placer la particularité de l’homme. « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, dit Dieu à Adam, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. » En avance de quatre siècles et demi sur Jean-Paul Sartre, Pic de la Mirandole définit l’homme comme «artisan de lui-même », responsable de sa chute lorsqu’il renonce à penser, mais capable de « former avec Dieu un seul esprit » s’il fait fructifier ses aptitudes intellectuelles. D’où pour Pic de la Mirandole la nécessité pour chacun d’entre nous d’une « pédagogie ininterrompue», afin d’embrasser la plus grande quantité possible de savoirs : non pas pour briller dans les salons, mais pour s’approprier ce qui, à travers la diversité des religions, des philosophies, des coutumes, témoigne du constant effort de vérité de l’humanité. C’est la « concordia philosophorum », la synthèse des philosophes, qu’il a lui-même réalisée dans ses écrits (notamment les 900 thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques, parue en 1486, alors qu’il n’avait que 23 ans). La partie rationnelle de l’homme l’égale à Dieu, à condition qu’il ne se laisse pas séduire par l’orgueil, et poursuive ses recherches avec humilité et bonne foi, sans esprit partisan, sans céder à la facilité des opinions toutes faites.                

Par son absence de nature, l’homme aurait donc la liberté comme seule condition. Il est remarquable d’ailleurs que l’on parle de « condition » humaine et non pas de « règne », comme pour les animaux, les végétaux et les minéraux. Notre « essence » consiste précisément à ne pas en avoir… cela pourrait sembler un sophisme, mais cela s’éclaire par la grammaire. Notre essence n’est pas donnée à l’indicatif, elle est seulement toujours possible au conditionnel, comme l’exige le « si » qui préside à toutes les hypothèses. « Si c’est un homme... » écrivait Primo Levi…, et l’on pourrait continuer : « alors, nul ne le traitera comme un objet, et il ne traitera personne comme tel ». Ce que l’on pourrait définir comme la condition de la dignité de l’homme. On reviendrait à Kant et à son impératif catégorique, dont la troisième formulation (Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section) consiste précisément à établir formellement la moralité ainsi : « Agis toujours de telle façon que tu traites l’Humanité, dans ta personne comme dans celle de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Et considérer l’autre comme une fin, cela signifie être capable de dépasser les principes seulement naturels de l’action, et se donner des fins transcendantes comme la justice, la paix, l’égalité. Et d’en vouloir les moyens, à savoir la culture au sens large des institutions aussi bien pratiques que techniques qui y mènent.

                Par notre indétermination, nous avons toujours le choix de bien ou mal faire. Sans doute, l’universalité de la morale se tient-elle là : nous pouvons discuter sans fin sur le contenu qu’il convient d’assigner à la moralité. Mais une chose n’est pas contestable : l’homme a toujours au moins la possibilité de choisir, à un moment donné, ce qu’il fera de lui-même.

                Or l’expérience par laquelle nous pouvons nous rendre compte de notre vocation à la liberté, c’est encore la culture qui nous l’offre : face à une œuvre d’art, écrit Kant, j’éprouve un sentiment de plaisir intense, qui n’a cependant pas sa source dans l’objet que je contemple. Le beau qui me réjouit l’âme ne réside pas dans les qualités de l’objet, mais dans ma relation à l’objet. En effet, l’oeuvre d’art suscite le « libre jeu » de mes facultés. Mon esprit est « vivifié » par cette soudaine activité de ma raison, de mon imagination et de mon entendement, qui paraissent tout d’un coup sortir de leurs rôles habituels et échanger leurs fonctions : par la peinture, des concepts prennent forme et couleur ; dans la musique j’accède à des Idées sous forme d’images mentales invisibles...; et chaque fois mon expérience s’élève au-dessus de la nature donnée, et devient expérience de l’infini, du « maximum », introuvable dans la vie quotidienne.

                C’est ainsi que nous prenons conscience de notre indépendance à l’égard de notre nature physique : nous pouvons nous délecter d’un plaisir rigoureusement spirituel, qui n’a pas de racine dans la sensation, mais dans notre esprit seul. Je suis donc capable de donner parfois à mon action des causes indépendantes de mon existence naturelle – et par conséquent je peux envisager de le faire toujours. L’éducation, pour Kant, est une étape indispensable dans la réalisation de la vocation morale de l’humanité. C’est notre liberté, saisie au coeur de l’expérience esthétique, qui provoque ce vertige et ce plaisir que nous nommons « beauté », et nous révèle notre véritable destination : le « règne des fins ».

                Ce vertige, Stendhal visitant Florence en 1817 en fut tellement pris qu’il faillit se trouver mal. En sortant de Santa Croce, son coeur se mit à battre, la respiration lui manqua et il chancela difficilement jusqu’à un banc, trop ému par tant de beauté. Il y a une ambivalence dans ce fameux syndrome de Stendhal : certes la gloire de la civilisation toscane est à couper le souffle – mais précisément, cette gloire écrase, étouffe, et peut même aller jusqu’à devenir angoissante. Toute cette beauté a-t-elle réellement permis à l’homme, comme l’espérait Kant, de s’élever vers sa destination morale ? La dévotion que nous portons aux chefs d’oeuvres de la culture ou même seulement à nos différents éthos nous a-t-elle vraiment permis de nous connaître et nous respecter davantage – ou bien n’est-elle pas seulement un fétichisme du passé, qui disqualifie le différent et stérilise l’avenir ?

 

2. Désespérer de la culture ?

 

                Ils sont nombreux, les reproches que nous pourrions adresser à la culture. Commençons par les plus terre-à-terre. On l’entend souvent : la culture ne sert à rien. Contrairement à toutes les autres activités productrices, la culture ne produit que des choses qui n’ont aucune utilité directe pour la vie. Ses produits ne répondent à aucune nécessité – en somme ils sont par essence superflus, et constituent un luxe difficile à comprendre, dans une époque où il est pour beaucoup déjà difficile de se procurer l’indispensable. Dès lors, l’activité culturelle, tout en relevant sans nul doute de la poiésis, peine à se voir accorder le statut de travail. Il est fréquent que des artistes se voient questionner sur leur « vrai » travail. Et le statut d’intermittent du spectacle n’est pas complètement lavé du soupçon d’être une aide sociale déguisée. Dans Le gai savoir, §329, Nietzsche récrimine face à la montée d’une mentalité bourgeoise, pragmatique, qui méprise l’otium, fondamentalement aristocratique, au nom du profit. «On n’a plus de temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de l’obligeance avec des détours, pour tout l’esprit de la conversation et pour tout otium en général. Car la vie à la chasse du gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu’à épuisement ».

                C’est ainsi que la culture ne trouve grâce aux yeux de la société moderne qu’en tant qu’elle est un divertissement, car ainsi elle acquiert au moins une valeur marchande. La société bourgeoise transforme l’art en profit : d’un statut exclusivement religieux, l’oeuvre passe progressivement à celui de trophée dans les musées pour les nations colonisatrices, et de capital à la fois économique et symbolique pour les « philistins cultivés et non cultivés » dont Hannah Arendt fait le portrait dans La crise de la culture :  « une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu’Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. »  En soi, dit-elle, le fait que nous prenions plaisir au divertissement est tout à fait naturel, et pas tellement blâmable. « Quand livres ou reproductions, dit-elle, sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. » Le danger vient alors de la substitution aux objets de la culture de leur version divertissante, nécessairement restreinte et transformée pour être plus facilement et plus rapidement consommable.  Finalement, on pourrait dire que la société de consommation ne tolère l’art que comme un produit de consommation comme un autre, c’est-à-dire comme un objet qui puisse participer au cycle de la vie en étant facilement digérable (cf. Reader digest). La culture, parce qu’elle demande de sacrifier du temps et de l’énergie gratuitement, est indigeste pour une société de consommation.

                Dans une perspective cette fois conservatrice, les « vrais » produits de la culture seraient même plutôt empoisonnés, étant la plupart du temps en décalage – voire en opposition – avec les normes sociales. On connaît la phrase de Nietzsche, qui veut qu’il faille déjà « porter en soi une part de chaos, pour pouvoir enfanter une étoile dansante » (Ainsi parlait Zarathoustra). L’art est ce par quoi le scandale arrive : Platon décide pour cela de bannir l’artiste de la cité, sauf à le convaincre de ne plus chanter que des hymnes à la patrie ; et Rousseau conjure d’Alembert de renoncer à ouvrir un théâtre de la Comédie à Genève, dans la fameuse lettre qu’il lui adresse en 1758. Il reproche à Molière, père fondateur de la comédie, de donner la vertu en pâture à la moquerie, et de faire aimer l’habileté et la ruse : « pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la Société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ! » La culture est donc non seulement inutile pour la vie en société, mais elle pourrait même être un danger pour elle.

                Que la culture nuise à la vie, c’est aussi ce que défend Nietzsche dans la Seconde considération intempestive, chapitre 1, lorsqu’il parle de l’excès des études historiques : « il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple, ou d’une civilisation ». Ici l’argument devient plus solide : lorsque la vénération du passé empêche de vivre au présent ou d’envisager l’avenir, la culture devient effectivement nuisible à la vie. Elle dessèche et tarit la sève du présent ; elle disqualifie par principe toute nouveauté ; et elle finit par tuer toute culture possible. Ceux qui font cela, écrit Nietzsche, savent que « l’on peut tuer l’art par l’art (…) De la sorte, ils apparaissent comme connaisseurs d’art parce qu’ils voudraient supprimer l’art. » Tout se passe comme si, dit-il, leur devise était en toute chose : « laissez les morts enterrer les vivants ». Comme Stendhal écrasé par la Renaissance italienne, toute tradition, tout héritage, toute racine, peut finir par peser si lourd sur la jeunesse, qu’elle peut, dit Nietzsche, se voir pousser des cheveux blancs avant l’âge et se transformer en « vieillards ».

                Et il est vrai que la culture, comprise comme simple accumulation de connaissances, ne sert véritablement à rien : « Erudition, écrivait Ambrose Bierce : poussière tombée d’un livre dans un crâne vide ». En ce sens, elle ne sert même pas à éviter l’ignorance, mais elle aurait plutôt tendance à contribuer à la renforcer. Alors, la culture « n’est point du tout une véritable culture, mais seulement une sorte de connaissance de la culture ; elle s’en tient à l’idée de la culture ; au sentiment de la culture, sans qu’il y ait la conviction de la culture », écrit encore Nietzsche. Ne plus avoir la « conviction » de la culture, c’est précisément ce qui la rend désespérante. C’est un savoir mort, normatif, inutile sinon à produire une sorte de détestation de soi-même et de l’autre, sous la forme du dogmatisme ou du fanatisme. Au lieu de vivifier l’esprit, elle le condamne à la chaîne perpétuelle ; non pas tant parce qu’elle lui assigne un corpus défini et indépassable, que parce qu’en faisant cela elle nie la possibilité de la création, de la vitalité (« la conviction ») créatrice qui est sa véritable essence. Et c’est donc dans l’ignorance de ce qu’est la culture, que la culture ainsi dénaturée enferme l’homme.

                L’usage public de la raison par les experts et les savants ne suffit pas non plus à propager les Lumières au sein du peuple, comme l’espérait Kant : « en matière de culture, l’absolue dépossession exclut la conscience de la dépossession ». Cette phrase de Bourdieu dans La Reproduction est glaçante : point final d’une réflexion sur le système éducatif en France comme machine à reproduire les élites, elle entérine l’impossibilité quasi-totale pour les exclus d’avoir accès aux filières et enseignements qui leur permettraient de sortir de leur condition. Non pas parce qu’on leur opposerait un refus, mais parce qu’ils ne voient même pas eux-mêmes quel intérêt ils y auraient. Le système finit par persuader chacun qu’il a une place « naturelle » dans la société, en dégoûtant les candidats démunis culturellement (c’est-à-dire ceux-là mêmes auxquels il est censé s’adresser d’abord) des filières les plus prestigieuses. Ce résultat est obtenu, démontre Bourdieu, par un principe en particulier qui est que les études supérieures requièrent de leurs étudiants le capital culturel qu’ils sont précisément venus y chercher. Le niveau de langue des professeurs, les exigences formelles des exercices rédigés, la maîtrise d’un certain nombre de références, etc., impossibles à acquérir en une année de faculté si l’on n’a pas baigné dedans depuis l’enfance, désignent et excluent immédiatement les candidats issus des classes populaires, avec leur consentement. La culture, même enseignée dans les établissements publics de la république, est ainsi un domaine qui reste réservé à quelques privilégiés. Elle n’est donc pas seulement un ensemble de valeurs et de productions belles que les hommes partageraient ensemble. Elle peut aussi être un fantastique instrument de discrimination et d’exclusion.

                D’ailleurs, qu’ont amené les progrès des sciences techniques dans le domaine du travail par exemple ? Dans Politique, I, 4, Aristote se prenait à rêver : « S’il était possible à chaque instrument parce qu’il en aurait l’ordre ou par simple pressentiment de mener à bien son œuvre (…), si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tous seul de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants ni les maîtres d’esclaves ». Mais la mécanisation du travail nous a-t-elle libérés ? En réalité, elle a ajouté à une aliénation une autre tout aussi servile ; il est encore plus désespérant d’être non seulement au service d’un patron, mais en plus soumis à une machine. Celle-ci se chargeant du travail qualifié, il ne reste plus à l’ouvrier que la part la moins « intelligente » du travail. Quand elle ne fait pas purement et simplement disparaître l’emploi, comme le dit Jeremy Rifkin dans La fin du travail(1995), selon lequel aux Etats-Unis, 47 % des emplois se trouvent menacés à terme par les machines intelligentes (secteurs de la vente, administration, agriculture, transports). A cela, la réponse de la société semble pouvoir être la co-production, le travail collaboratif, dans lesquels disparaissent les unités de lieu et de temps qui caractérisaient la pioésis. Mais cette adaptation a des effets collatéraux inquiétants, remarque la philosophe Dominique Méda[2], comme la disparition de la différence entre travail et repos, vie professionnelle et vie privée, qui demande aux travailleurs un engagement quasiment 24h/24.

                De même la critique du Système technicien de Jacques Ellul : le continuum des objets techniques nous enferme dans un monde sans rime ni raison, voué à la seule réalisation de la puissance sous toutes ses formes, et où notre pensée symbolique est devenue inutile… magie, poésie, imaginaire sont restés des formes de pensée vacantes, et l’homme en ressent un véritable déchirement. Privé de fins, mais assailli de moyens techniques toujours plus envahissants, l’homme de la post-modernité ne voit plus quel sens donner à son existence, alors que paradoxalement il n’a jamais autant dominé son milieu.

                On voit poindre ici « l’oubli de l’homme » que Husserl dénonçait déjà en 1936 dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Quel paradoxe que cette civilisation qui dénigre, au nom du génie humain, les productions les plus subtiles de ce dernier ! Qui veut à toute force tout réduire à l’objectivité, en refusant de reconnaître que cette réduction même est l’oeuvre d’une subjectivité. C’est ce qui fait pour Michel Henry le caractère absolument nouveau de la crise actuelle de la culture : le triomphe du savoir entraîne paradoxalement la disparition de la culture. Dans La Barbarie, il écrit : « la mise à l’écart des propriétés sensibles et affectives du monde [par la science] présuppose la mise à l’écart de la vie elle-même, c’est-à-dire de ce qui fait l’humanité de l’homme » (p.35). Est vivant, pour M. Henry, ce qui est sensible, i.e. ce qui s’éprouve soi-même ; qui a donc une con-science, au sens où la sensation (aesthesis) est déjà un savoir (de soi). Il s’ensuit « qu’un monde par essence esthétique va cesser d’obéir à des prescriptions esthétiques, telle est la barbarie de la science », et donc de notre époque, qui ne croit plus qu’en l’objectivité supposée des sciences. Devant une forteresse antique à Eleuthère, Michel Henry décrit une affreuse ligne à haute tension qui défigure la perspective. A première vue insignifiant, ce fil électrique manifeste pourtant à ses yeux l’abîme qui sépare la vision «esthétique» du monde, de la vision « objective » qu’en a le monde moderne : on a besoin de ce fil pour transporter de l’électricité, et l’outrage à l’esthétique ne pèse strictement rien face à cette nécessité. Il serait même un peu ridicule d’essayer de la faire valoir. Cet abîme est pour lui le signe de la « maladie de la vie » qu’il nomme « barbarie » : « un monde par nature esthétique reçoit la figure qui est la sienne à l’époque moderne : celle de l’horrible et de l’horreur ».

                Il n’est pas difficile de passer de cette horreur à celle des génocides et des guerres post-modernes… « Le barbare, comme nous l’a appris Lévi-Strauss, c’est l’homme qui croit à la barbarie » ; or nos civilisations n’ont rien eu de plus pressé que de réduire toutes les autres à l’esclavage au nom de la fraternité, d’en faire des colonies rentables au nom de la liberté, et de piétiner leurs cultures et de mépriser aussi entièrement que possible leurs peuples au nom de l’égalité. Une fois ceci accompli, la civilisation européenne s’est enfin retournée contre elle-même et s’est littéralement auto-dévorée au cours du XXème siècle.

                « on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne. » (A. Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950)

                Le constat est accablant : c’est précisément de la culture la plus sophistiquée, la plus consciente d’elle-même, qu’a « surgi la bête immonde » dont « le ventre est encore fécond » si l’on en croit Brecht (La résistible ascension d’Arturo Ui, 1941). Que la patrie de Hegel, Schubert et Goethe soit aussi le berceau du nazisme ; que celle de Rossini, Dante et Léonard de Vinci lui ait emboîté le pas avec le fascisme ; et qu’en face, celle de Dostoïevski, Prokofief et Andrei Roublev se soit abîmée dans le stalinisme… achève de nous convaincre qu’on ne peut vraiment rien espérer de la culture. L’espoir nourri par les Lumières d’une culture « cumulative », qui nous élèverait sur les épaules des géants qui nous ont précédé s’est écroulé au XXème siècle. Le cosmopolitisme kantien a débouché – selon l’expression de Césaire – dans une « dilution dans l’universel » des peuples, universel confisqué dans la violence par les puissances occidentales hégémoniques qui se sont elles-mêmes auto-détruites.

                Comment croire encore dans l’utilité et la valeur de la culture après toutes ces horreurs, et devant le constat qu’elle continuent ? Que devient le concept de Dieu après Auschwitz, se demandait H. Jonas en  1984… mais même, que devient quelque concept que ce soit après Auschwitz ? La raison humaine ne s’y est-elle pas définitivement disqualifiée ?

 

 

3. Espérer après Auschwitz.

 

                Tout espoir n’est peut-être pas perdu, si l’on pense avec Karl Popper, par exemple, que ces critiques que nous lui avons adressées, ne pouvaient malgré tout être formulées que depuis la culture... Ce ne sont pas des reproches cyniques, au sens antique du terme : il ne s’agit pas de refuser le nomos, la loi, au nom d’un retour à la physis, à la nature. La « crise de la culture » qui frappe la post-modernité pourrait bien être le signe, tout au moins, du prix qu’elle continue à avoir à nos yeux, et du rôle que nous continuons malgré tout à lui confier. Dans le désespoir authentique, disait Kierkegaard, réside la possibilité du salut, parce qu’alors on commence à chercher à sortir du désespoir.

                Pour terminer cet exposé, je voudrais donc présenter rapidement ce qui me paraît être une raison suffisante de continuer à espérer dans la culture, envers et contre tout.

                Il me semble qu’elle réside dans ce constat, que la culture est une négativité à l’oeuvre dans l’histoire de l’humanité, et non un ensemble d’acquis positifs. Cette négativité me semble conférer deux caractères paradoxaux à la culture : d’une part elle implique en elle-même une certaine violence, au moins symbolique, et d’autre part il est impossible de juger au présent de ses avancées.

                En ce qui concerne ce dernier point, je me réfère à ce qu’écrit Giorgio Agamben au début de Nudités. Il cite Barthes, qui dit : « le contemporain, c’est l’inactuel ». Inactuel, précisément au sens des Considérations inactuelles de Nietzsche citées plus haut, c’est-à-dire ce qui est en dyschronie, en non-coïncidence avec les valeurs de son temps. Comme la mode qui est toujours en avance sur elle-même, explique-t-il, le contemporain « s’inscrit dans le présent avant tout en le signalant comme archaïque ». Ainsi, « ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent  parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains, parce que pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. » Peut-être alors est-il impossible de donner raison aux intellectuels qui désespèrent de la culture, simplement parce qu’étant pleinement en phase avec leur époque, ils sont tout simplement les moins bien placés pour la comprendre. Cela n’empêche pas, dit Agamben, qu’il faille garder « le regard fixé sur l’obscurité de l’époque », afin d’essayer d’y déceler ce qui essaie de s’y produire. Mais l’avènement du futur étant absolument imprévisible, ce rendez-vous avec l’à venir est nécessairement toujours manqué. Un Jacques Attali se faisant prophète, en 2006, avec son livre Une brève histoire de l’avenir, ne peut que manquer son but. C’est toujours sous forme de négativité que se donnent les formes nouvelles de la culture.

                Sous sa forme politique, par exemple, la culture est une façon de se libérer en rompant avec notre histoire, pour mieux la poursuivre. « Notre héritage n’a été précédé d’aucun testament », dit l’aphorisme de René Char qu’Hannah Arendt place en exergue de La crise de la culture. C’est parce qu’elle permet l’ oubli, parce qu’elle est une rupture perpétuelle avec elle-même que la culture permet la promesse et le pardon. Nous ne sommes en réalité tenus à rien par notre passé ni par nos racines. En politique, explique Arendt, nous pouvons ainsi décider « d’oublier » les vieilles haines et les affronts, fussent-ils catastrophiques. Nous pouvons pardonner, et briser la loi de causalité qui enchaîne les actes à leurs conséquences et qui rend le devenir irréversible. Et nous pouvons aussi passer des alliances inouïes entre les peuples, nous promettre les uns aux autres soutien et fidélité, pour défier l’irréversibilité du devenir.

                On peut donc espérer de la culture qu’elle nous aide à nous libérer d’elle-même. Mais, comme je le disais, ce n’est pas un processus sans danger. Le deuxième caractère de l’avancée de la culture humaine, c’est qu’elle n’a rien d’irénique. Nietzsche évoque une façon de faire de l’histoire qui pourrait cette fois être mise au service de la vie : l’histoire critique. Mais il faut comprendre que sous cet aspect, la culture est nécessairement « nihiliste », au sens où l’entend Nietzsche. Elle doit forcément détruire d’anciennes valeurs pour que puissent surgir de nouvelles formes de vie. Et il précise : « C’est là toujours un processus dangereux pour la vie. Les hommes et les époques qui servent la vie, en jugeant et en détruisant le passé, sont toujours à la fois dangereux et en danger ». En effet, c’est l’arbitraire de la volonté de puissance qui juge de l’histoire passée, et elle n’en garde que ce qui l’arrange. Toute culture se bâtit donc sur la destruction « injuste » de quelque chose qui la précède, car toute culture est une interprétation du monde permettant à la vie de se perpétuer, au prix d’une rupture parfois brutale.

                En d’autres termes, il ne faut pas attendre de la culture qu’elle progresse selon un plan déterminable à l’avance, objectivement mesurable, ni, surtout, moral. Elle reste ce par quoi le scandale arrive, ce qui heurte et blesse la sensibilité pour la faire évoluer. Il ne faut pas espérer de la culture qu’elle nous console ou nous apaise. Il faut espérer de la culture qu’elle nous rende plus lucides, lucidité dont René Char dit aussi qu’elle est « la blessure la plus rapprochée du soleil ». La culture, notamment dans sa forme artistique, est un éblouissement qui aveugle et désoriente. Voilà ce que disait Artaud dans un texte intitulé « Le théâtre et la peste » (Le théâtre et son double, 1938) :

                « Le théâtre comme la peste est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison. Et la peste est un mal supérieur parce qu’elle est une crise complète après laquelle il ne reste rien que la mort ou qu’une extrême purification. De même le théâtre est un mal parce qu’il est l’équilibre suprême, qui ne s’acquiert pas sans destruction. Il invite l’esprit à un délire qui exalte ses énergies; et l’on peut voir pour finir que du point de vue humain, l’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires des sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eue sans cela. »

                Mort et purification : Aristote disait catharsis… mais il va bien de la même chose : détruire pour mieux révéler, masquer pour mieux dénoncer. Il y a dans le théâtre, dit encore Artaud, « une sorte d’étrange soleil, une lumière d’une intensité anormale », qui questionne les limites et les normes de la vie habituelle. Pour Judith Butler, par exemple, c’est ainsi par la revendication « queer », autrement dit le bizarre, l’extravagant, et par la multiplication parodique des genres, la « mascarade », que les mouvements LGBT pourront amener la société à l’acceptation du différent comme étant une région du normal. Il faut attendre de la culture qu’elle nous stimule et nous fasse penser, en nous choquant s’il le faut.

                Il y a un prix à payer. Chez Walter Benjamin, c’est le sacrifice de « l’aura » de l’oeuvre qui permet de passer, grâce aux moyens techniques de reproduction des images et du son, à un art populaire. Bien sûr, reconnaît Benjamin, le prix à payer est lourd, et dedans il faut mettre l’apparition de la culture de masse et ses « pacotilles » fustigées par Arendt. C’est néanmoins le prix indispensable dont nous devons nous acquitter pour pouvoir nous emparer de notre histoire, et apprivoiser la technique, à travers l’usage des caméras, des appareils photo, de tous les instruments qui servent à la production des œuvres reproductibles – activités qu’aujourd’hui nous reconnaissons comme des arts à part entière, que sont le cinéma et la photographie.

                En somme, Kant avait raison : on peut bien espérer que la culture nous moralise et nous émancipe. Et il nous faut à tout prix tendre vers la « majorité intellectuelle » à laquelle nous enjoint son fameux « sapere aude ! », (« ose savoir! »). Mais il nous faut renoncer à l’idée d’une histoire « cumulative » telle qu’elle semblait évidente aux hommes des Lumières. Le « progrès » de l’humanité ne s’effectue pas selon une trajectoire rectiligne ascendante, mais dans une dialectique souvent douloureuse, toujours recommencée. C’est un dialogue de l’humanité avec elle-même, où le moment du négatif, de la crise, est fondamental. La culture n’est pas en crise : la culture, c’est la crise !

 

 

 

Conclusion

                On pourrait multiplier les exemples, mais il faut conclure. Freud, dans Malaise dans la culture, pense le processus de développement des civilisations humaines comme une dialectique entre un principe unificateur et créateur, éros, qu’il assigne à la culture, et une force de désunion et de destruction, thanatos, présent dans la nature. La force « érotique » de la culture consiste à produire des associations : entre les idées, entre les personnes, entre les Etats, voire entre les civilisations. A l’inverse, la pulsion « de mort »  tend à faire se décomposer tout ce qui est composé, et vise à la réduction de toute chose à l’immobilité et à la simplicité. Son pessimisme, à la fin du Malaise, semble accréditer la thèse selon laquelle il y a bien lieu de désespérer de la culture, incapable d’endiguer la négativité toujours à l’oeuvre dans l’histoire. Mais Freud conserve malgré tout un espoir : il se pourrait que chaque mort soit la condition d’un nouveau départ dans un processus de vie plus global. Rien ne dit cependant que notre forme de vie soit nécessaire à la vie en général ; c’est pourquoi la fin de l’humanité n’est pas à exclure.

                Mais, et je finirai sur cet avis personnel, justement pour cela, parce que ce doute subsiste, il est on ne peut plus nécessaire de s’en tenir au « principe espérance » énoncé par Ernst Bloch, qui  consiste à reconnaître la puissance anticipatrice de la culture, et notamment celle des utopies. Elles permettent de penser au futur, en faisant voler en éclat tous les systèmes qui culminent et se pétrifient dans les idéologies. Il faut se risquer à espérer, même sans raison valable dans le passé, car c’est la seule façon d’empêcher la marche dialectique de l’esprit de se pétrifier. Espérer envers et contre tout dans la capacité de l’humanité à déjouer les forces qui voudraient la fossiliser, l’immobiliser dans des cadres rigides et définitifs de pensée, voilà la véritable tâche de l’intellectuel. « L’homme de culture doit être un inventeur d’âmes », écrivait Aimé Césaire. A mille lieues de l’intellectuel médiatique qui a depuis longtemps cessé de penser, sinon à la façon de maintenir en place le système qui assure sa notoriété, l’homme de culture doit transmettre, non pas un corpus de savoirs tout faits, mais une curiosité, une inquiétude, même, propre à éveiller les âmes. La culture n’est désespérante que lorsqu’elle prétend s’offrir comme un donné positif. Elle est notre salut lorsqu’à l’inverse nous l’abordons comme un mouvement qui interroge inlassablement l’existence, et qui s’interroge lui-même. Et il nous incombe, à nous qui croyons en la pensée, de continuer à espérer, même sans voir clair dans les ténèbres du contemporain, même sans raison dans l’histoire, parce qu’il semble que ce soit cet espoir dans l’humanité comme valeur, qui puisse seulement donner une orientation positive à sa réalisation. Longue vie, donc, au café philo !

 

[1]             Les Enfants sauvages (1964).

 

[2]     Que sais-je : Le travail, PUF, 2004.

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz