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Peut-on désobéir à la loi en régime démocratique ?

 

1 - A quoi la loi sert-elle ?

 

Pour déterminer s’il est possible de désobéir à la loi, sans doute faut-il d’abord se demander à quoi elle sert. Le point de vue qui semble le plus communément admis, c’est que la loi sert à réguler les relations entre les hommes, en édictant ce qu’ils ne doivent pas se faire les uns aux autres sous peine de se nuire. La loi est donc une règle commune nécessaire à l’ordre et à la cohésion sociale, qui contribue ainsi à garantir la liberté. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 l’énonce en ces termes : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. ».

 

La difficulté commence évidemment avec la question que cette affirmation entraine aussitôt : quel est le champ d’application de la loi et par qui est-elle instituée?

 

A - Pour une première école, celle qui considère que l’état de nature c’est le règne de la peur et la guerre de tous contre tous, le contenu de la loi ou la nature du législateur n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est de mettre fin au conflit permanent entre les hommes, en créant un pouvoir commun qui, par la menace du châtiment, imposera sa volonté à tous.

 

Pour Thomas Hobbes (1588 - 1679), la solution s’appelle le « pacte d’association », qu’il décrit ainsi dans « Le Léviathan » :

« La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l'attaque des étrangers et des torts qu'ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité‚ en une seule volonté. (…). Cela va plus loin que le consensus ou concorde: il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun, passée de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun : j'autorise cet homme ou cette assemblée et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ».

Désobéir à la loi telle qu’elle résulte de ce pacte d’association est donc évidemment impensable : ce serait revenir à l’état de nature auquel l’objectif était précisément d’échapper. Le courant dit du « positivisme juridique » est issu de cette école de pensée : il rejette l’idée d’un droit idéal (ou droit naturel) et affirme que seul le droit positif (les lois, les règlements, la jurisprudence…) a une valeur juridique. La loi est juste parce qu’elle émane du pouvoir commun. Ce n’est pas parce qu’une loi est juste qu’elle est imposée, mais parce qu’elle est imposée qu’elle est juste. Il n’y a pas le bien et le mal mais le permis et l’interdit.

Ce positivisme juridique peut évidemment conduire à  justifier l’inacceptable. Il ne permet pas de distinguer la tyrannie de l’Etat de droit. Il débouche donc sur une nouvelle question, qui est en quelque sorte symétrique de la précédente. Jusque là, l’objectif consistait à établir la paix et la sécurité publiques en mettant fin aux conflits provoqués par l’antagonisme des désirs des hommes. Il s’agit maintenant d’en conserver les bienfaits, mais sans leur sacrifier les droits naturels et la liberté individuelle.

 

B - C’est ce problème que tentera de résoudre Jean-Jacques Rousseau (1712 -  1778) dans « le contrat social » :

 

« On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit, mais qu’y gagnent-ils si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés.

 

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit. (…).

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. "

Contrairement à Hobbes, Rousseau affirme que le vice n’est pas dans la nature humaine, qui est bonne en soi, mais dans la mauvaise organisation sociale, qui émane de l’établissement de la loi et du droit de propriété. Dans « Emile », il s’exclame ainsi : « C'est en vain qu'on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois! Où est-ce qu'il y en a, et où est-ce qu'elles sont respectées? Partout tu n'as vu régner sous ce nom que l'intérêt particulier et les passions des hommes ». Une organisation sociale « juste », déclare-t-il, ne peut reposer que sur un pacte garantissant l’égalité et la liberté des citoyens. Elle doit être fondée sur le principe de la souveraineté populaire et n’avoir d’autre objectif que l’intérêt général.

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution ». Dans ce cadre, désobéir à la loi a-t-il un sens ? Assurément non. Si l’on admet avec Rousseau que la liberté, « c’est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite », lui désobéir reviendrait à s’en prendre à soi-même.

C - Le débat sur la nature de la loi et du pouvoir contraignant qui lui est attaché est omniprésent dans l’histoire de la philosophie politique. Il ne peut être question d’en tenter ici une synthèse exhaustive, même si la présentation qui vient d’en être faite vous paraitra peut-être d’un simplisme outrancier. Mais elle n’avait pour but que d’illustrer deux grandes orientations, qui, bien qu’opposées, concluent toutes deux à l’impossibilité de désobéir à la loi telle qu’elle devrait être. L’une parce que ce serait retomber dans des errements auxquels il s’agissait justement de mettre fin, l’autre parce que ce serait agir contre ses propres droits et sa propre liberté. Pourtant des objections subsistent : le « Pacte d’association » de Hobbes comme le « Contrat social » de Rousseau reposent sur un certain nombre d’hypothèses simplificatrices, en particulier l’adhésion volontaire de l’ensemble des citoyens à un intérêt général auquel ils accepteraient de sacrifier leurs intérêts particuliers. Mais aussi la stabilité des sociétés dans le temps, alors que leur évolution implique au contraire d’adapter en permanence les mécanismes par lesquels « chacun, s’unissant à tous, n’obéi(t) pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». Et ce afin de permettre aux citoyens de renouveler sans cesse leur engagement d’obéissance à la loi « qu’ils se prescrivent ».

Avant de revenir sur ces questions, il peut toutefois être utile de se demander ce que signifient « obéir »  et « désobéir », au vu de quelques exemples tirés de l’histoire des sociétés.

2 –Que signifie obéir ?

Dans un grand nombre de cultures traditionnelles, l'obéissance est une valeur-clé. “Il vaut mieux obéir à un mauvais maître que désobéir à un bon”, entend-on parfois. Car dans l'obéissance systématique, même à des ordres iniques ou stupides, on trouve un grand réconfort : celui de ne plus avoir à inventer soi-même les chemins de sa liberté dans un monde complexe et dangereux, celui de laisser à d’autres le soin de décider ce qui est bon pour tous et pour chacun !

 

Il arrive bien sûr que les raisons d’obéir à la loi, même si elle est injuste, soient de plus noble nature que le manque de courage ou la paresse citoyenne. Par exemple, la fidélité à sa Cité pour Socrate (470/469 - 399 avant J.C.), qui ne cherchera pas à se soustraire à sa condamnation par l’Héliée, le tribunal populaire d’Athènes et qui préfèrera boire la ciguë plutôt que s’exiler. Ou la conviction de choisir le moindre mal pour Blaise Pascal (1623 – 1662), qui estimera que le pire des maux étant la guerre civile, il vaut mieux obéir à une mauvaise loi plutôt que risquer de provoquer des désordres en lui désobéissant, et affirmera donc qu'il vaut mieux une loi injuste, mais dépourvue d’ambiguïté (par exemple, la loi salique, qui réserve la couronne au plus proche parent mâle du roi décédé) plutôt qu'une loi juste (qui l’attribuerait à la femme ou à l’homme le plus capable de gouverner le pays) mais dont l’interprétation ou l’application risquerait d'entraîner des conflits.

 

Pascal s’opposait-t-il ainsi à la thèse centrale de ce puissant réquisitoire contre l’absolutisme qu’est « Le discours de la servitude volontaire » d’Etienne de la Boétie (1530 - 1563) ? Dans cet ouvrage étonnamment moderne, La Boétie pose une question troublante : comment peut-il se faire que « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ? ». Et sa réponse est plus troublante encore : « La première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude ». Ce n’est pas le tyran qui ôte sa liberté aux hommes, ce sont les hommes qui la lui abandonnent, quand ils ne vont pas jusqu’à lui sacrifier leur vie. La Boétie les exhorte : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». La tyrannie, expose-t-il, repose moins sur la répression que sur le renoncement volontaire à la liberté. Une fois tombés dans la servitude, pourtant contraire à l’état de nature, les hommes s’y accoutument, sous l’effet notamment des stratagèmes imaginés par les tyrans : l’idéologie, les jeux ou les superstitions, mais aussi et surtout la cupidité et le goût des honneurs. Autrement dit, le « spectacle », «ce mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n'exprime finalement que son désir de dormir », comme l’écrira Guy Debord en 1967.

 

 Quelques siècles après La Boétie, Gramsci, à la suite de Marx, aboutira au même constat : « La bourgeoisie domine par la force, mais aussi par le consentement ». Et La Boétie, après avoir inspiré les théoriciens de la désobéissance civile, d’Henry David Thoreau à Gandhi ou Martin Luther King, nourrira aussi la réflexion de nombreux anthropologues et philosophes contemporains : Pierre Clastres, qui  étudiera les sociétés sans Etat, Simone Weil, qui notera que « dans la balance sociale, le gramme l’emporte sur le kilo », ou Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui considèreront la servitude volontaire comme l’énigme centrale de la philosophie politique.

 

Le 20e siècle a dramatiquement mis en évidence les penchants humains dénoncés par La Boétie. Au printemps 1933, Hitler ne s’est pas emparé par la force des « pleins pouvoirs » lui donnant le droit de gouverner par décret, c’est-à-dire de promulguer des textes à portée législative sans approbation parlementaire. Le Reichstag les lui a accordés par 444 votes pour et 94 contre, alors que le parti nazi (288 élus) et son allié le NDVP (52 élus) ne réunissaient pas à eux seuls le quorum et la majorité des deux-tiers nécessaires à leur adoption (soit 432 votes si tous les membres de l’assemblée, au nombre de 647, étaient présents). Ils manièrent donc la matraque et l’intimidation. Hermann Goering, Président du Reichstag, décida, sans aucune base légale, que les 81 députés communistes ne seraient pas pris en compte dans les calculs de voix puisque, par un heureux effet du hasard, ils avaient été jetés en prison et ne siègeraient donc pas ! La majorité nécessaire serait ainsi ramenée à 378 votes. L’idée était brillante, mais risquait de ne pas suffire. Goering insista donc en proposant, en cas de besoin, d’ «éliminer » aussi quelques sociaux-démocrates ! Heureusement pour ces derniers, le prélat catholique Ludwig Kaas, président du Parti du centre, se résigna finalement à joindre ses voix à celle des nazis, auxquels il s’était initialement opposé, moyennant quelques aménagements mineurs et l’assurance que la loi ne serait pas utilisée contre l’église… Prévus pour une première période de quatre ans, les pleins pouvoirs resteront en vigueur jusqu’à la chute du régime nazi en mai 1945.

 

L’avènement d’Hitler a ainsi démontré tragiquement que l’existence d’un Etat de droit et d’une constitution (en l’occurrence, celle dite « de Weimar ») ne suffisent pas toujours à protéger les citoyens contre les effets des crises économiques et sociales et l’évolution brutale des rapports de force politiques qu’elles peuvent entrainer, surtout lorsqu’une partie de leurs représentants consent à ce que la violence et l’oppression l’emportent, pourvu que leurs intérêts particuliers soient préservés. Il peut être utile aussi de se rappeler que la constitution de Weimar, qualifiée de première constitution démocratique de l’histoire allemande, avait été promulguée en août 1919 par le gouvernement social-démocrate qui venait d’écraser l’insurrection spartakiste. Interné à la fin de la guerre à Ravensbrück, Gustav Noske, le ministre de l’intérieur de ce gouvernement, y a peut-être médité les paroles de Rousseau : "Si c'est la force qui fonde le droit, alors toute force qui en surpasse une autre établit un nouveau droit qui annule et remplace le précédent. Il suffit que le vainqueur d'hier devienne le vaincu d'aujourd'hui pour que bascule avec lui tout le système des droits et des devoirs. Confondre la force et le droit, c'est confondre la contrainte physique et l'obligation morale. La force contraignante supprime ma liberté (elle ne me laisse aucun choix), tandis que l'obligation morale suppose ma liberté (elle prescrit des actions que je suis toujours libre d'accomplir ou non) ».

 

En plus d’avoir, de multiples façons, illustré les désastres qui peuvent résulter du consentement à l’abandon des libertés, le 20e siècle a aussi démontré à de nombreuses reprises que l’obéissance pouvait conduire à la pire des barbaries. La ligne de défense d’Adolf Eichmann au cours de son procès à Jérusalem, en 1961, tenait en deux mots : « J’obéissais ». Jusqu’au bout, le grand responsable logistique de la « solution finale » a tenté de se justifier en invoquant son devoir d’obéissance et en justifiant sa soumission à l’autorité, démontrant ainsi qu’en certaines circonstances, obéir, c’est renoncer à son discernement, nier sa propre individualité, sa conscience et sa liberté.

 

Hannah Arendt, dans son livre « Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal », soutiendra en 1963 qu’Eichmann n’était pas un « être inhumain », un monstre, mais un homme « normal », un employé modèle, un exécutant méticuleux. Et c’est justement là qu’elle situe la « source » de ses actes. Ce criminel de masse était un homme ordinaire, victime du système qui assure le fonctionnement de nos sociétés en s’appuyant sur la toute-puissance d’un Etat et d’une bureaucratie pour lesquels la production et l’efficacité priment et qui ravalent l’individu au rang de simple moyen. Au sein d’un tel système, la conscience, entendue comme outil de réflexion sur le bien et le mal, cède la place au conformisme, à l’obéissance aux ordres et à l’intégration au groupe (conçue comme le respect par chacun de la place qui lui a été assignée dans l’organigramme !). Pour Arendt, ce sont tous ces caractères qui ont amené des hommes comme Eichmann à commettre l’inconcevable. Et répondant à l’avance à notre premier ministre actuel, qui l’aurait peut-être foudroyée d’un : « Expliquer, c’est vouloir déjà un peu excuser» (comme il l’a fait pour ceux qui s’interrogeaient sur les origines du terrorisme islamique), elle précise que si elle reproche à ces hommes d’avoir littéralement arrêté de penser, ce n’est pas pour atténuer leur culpabilité, mais pour mettre en garde les générations futures contre le risque de voir un jour de tels événements se reproduire.

 

A la même époque, entre 1960 et 1963, le psychologue américain Stanley Milgram  réalisa une expérience visant à évaluer le degré d'obéissance auquel un individu peut consentir à l’égard d’une instance qu’il juge légitime et à analyser son processus de soumission à l'autorité, notamment quand il est invité à prendre des décisions et à mener des actions de nature à heurter sa conscience. Sous prétexte d’une enquête sur l’apprentissage et la mémoire, Milgram et son équipe amenèrent ainsi des hommes et des femmes à soumettre à des chocs électriques d'une intensité croissante, des sujets dont ils prétendaient tester les capacités de mémorisation. Les chocs étaient fictifs mais ceux qui les infligeaient l’ignoraient. Les 2/ 3 d’entre eux coopérèrent jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à un niveau d’intensité quasi létal, même s’ils le firent parfois en manifestant de l’angoisse ou en protestant, confirmant ainsi à quel point nous sommes portés à obéir et à faire passer les ordres d’une autorité a priori insoupçonnable, scientifique ou non, avant ceux que nous dicte notre propre conscience.

 

3 – Que signifie désobéir ?

 

Cette question appelle deux remarques préalables.

 

D’abord, désobéir ce n’est pas seulement le contraire d’obéir. Ce n’est pas seulement ne pas faire ce qui est ordonné. C’est parfois aussi faire ce qui est interdit, même si les deux sont souvent liés. La désobéissance peut être passive ou active.

 

En second lieu et pour rester dans l’esprit de cet exposé, on écartera d’emblée deux formes de désobéissance à la loi, sans toutefois évidemment les confondre. La première est la transgression criminelle ou délictuelle de la loi motivée par un intérêt personnel. Cette forme de désobéissance n’a pas de justification sauf, bien sûr, si elle est le fait d’un voleur qui, tel Jean Valjean, n’avait pas d’autre solution pour ne pas mourir de faim.

 

La seconde est plus délicate car il s’agit de l’objection de conscience, conçue comme l’un des moyens dont dispose un individu particulier pour exprimer son refus moral de se soumettre à une loi. Elle exprime une position individuelle, résultant d’une réflexion qui n’a pas nécessairement de portée collective. Elle ne prétend pas à l’universalité et n’entend pas nécessairement la faire prévaloir pour autrui. Nous nous en tiendrons donc à ce qui répond à l’impératif kantien: « Agis comme si la maxime de ton action pouvait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ».

 

Bien sûr, ce sont surtout les situations dans lesquelles l’obéissance a été la meilleure garante de l’intérêt général qui ont été retenues et mises en valeur par l’histoire officielle. Mais de nombreux cas de désobéissance ont également pu être cités en exemple, généralement après coup. Plusieurs types de justifications ont alors été avancés. On en citera trois.

 

A - Un premier type de justification consiste à lier la désobéissance à la nécessité d’éviter la violation de principes moraux considérés comme étant de force supérieure au droit positif en vigueur (ce que, dans « La rhétorique », Aristote appelle la loi commune - fondée sur la morale, le sentiment de justice… - par opposition à la loi particulière - celle que les hommes établissent entre eux). Lorsqu'un pouvoir va à l'encontre de ces principes, chacun est fondé à désobéir. Cet acte d’insoumission résulte du fait que la délégation de pouvoir octroyée aux représentants du peuple, élus ou non, peut toujours être révoquée lorsque les principes, les valeurs, les « impératifs moraux » supérieurs qu’ils s’étaient engagés à défendre (liberté, égalité, justice, dignité humaine, ...) sont bafoués. La légitimité d’une telle rébellion peut même être inscrite au sommet de la hiérarchie des normes juridiques. Le 35e et dernier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui sert de préambule à la constitution de 1793, l’énonce clairement : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".

 

C’est, au 5e siècle avant J.C., la désobéissance de l’Antigone de Sophocle. C'est parce qu'elle conteste « à un homme, à un simple mortel » le pouvoir « de transgresser les  lois non écrites et immuables des dieux, (qui) ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier, (qui) sont toujours en vigueur, et (dont) nul ne sait depuis quand elles existent » qu'Antigone désobéit au roi Créon, qui lui interdit d’inhumer son frère Polynice, alors que sa sœur Ismène se refuse à cette désobéissance en déclarant : « Je n’ai pas les moyens d’agir contre la volonté des citoyens ». C’est aussi au 20e siècle la désobéissance des « justes », qui cachent des juifs menacés de déportation au nom d’un devoir universel de solidarité avec ceux qui sont victimes de traitements inhumains. C’est aujourd’hui la désobéissance de ceux qui cachent et assistent des étrangers menacés d’expulsion vers des pays où leurs vies sont menacées. C’est encore la désobéissance de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qui a déclaré le 20 mars 2016 qu’il ne participerait pas à la mise en œuvre de l’accord du 18 mars entre l’Union européenne et la Turquie parce que cet accord, autorisant le renvoi en Turquie de syriens éligibles à l’asile en Europe, entrait en contradiction avec ses valeurs…

 

B - Un second type de justification est lié à la reconnaissance a posteriori par la justice que la désobéissance était légitime, voire nécessaire. Lorsque la justice a prononcé un non-lieu dans le procès du médecin et de la mère de Vincent Humbert, qui l’avaient aidé à mourir parce que, à la suite d’un accident de la route, il était devenu tétraplégique, aveugle et muet, elle a reconnu que, juridiquement, cet acte de désobéissance était légitime (prononcer un non-lieu, c’est considérer qu’aucun acte illégal n’a été commis). De même, à plusieurs reprises, des tribunaux ont relaxé des faucheurs d’OGM, en appliquant une disposition du code pénal relative à l’ « état de nécessité », reconnaissant ainsi l’existence d’une situation de danger imminent de dissémination incontrôlée. Reconnaître un tel acte comme relevant de la légitime défense, c’est considérer qu’il était nécessaire et que la menace d’une sanction ne l’aurait pas empêché. Dans ces différents cas, nous voyons que le droit, par l’intermédiaire du système judiciaire comme par celui du système législatif, a la possibilité de ne pas condamner une désobéissance. Les raisons qui la justifient ne sont donc pas seulement morales, elles peuvent aussi être juridiques.

 

C - Un troisième type de justification pourrait être qualifiée de validation a posteriori : la désobéissance est alors justifiée par le fait qu’elle a eu in fine des conséquences positives, même si dans un premier temps, cette issue n’était pas acquise. C’est par exemple la désobéissance de Rosa Parks quand, à Montgomery (Alabama), le 1er décembre 1955, elle a refusé de céder sa place à un passager blanc et d’aller s’asseoir à l’une des places réservées aux noirs à l’arrière d’un bus. Sa justification, c’est la fin de la ségrégation raciale dans les bus, déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême des Etats-Unis en novembre 1956, à la suite d’une campagne de protestation et de boycott lancée par Martin Luther King et Ralph Abernathy. Son « I won’t  move » restera un moment emblématique des luttes des noirs aux Etats-Unis et fera d’elle la « mère du mouvement des droits civiques », qu’elle contribua de manière décisive à déclencher.

 

Cette désobéissance, c’est aussi celle du manifeste par lequel, en avril 1971, 343 femmes déclarèrent avoir avorté et celle du manifeste par lequel, en février 1973, 331 médecins reconnurent avoir procédé à des avortements, créant ainsi une situation d’illégalité qui conduira à la loi Veil de janvier 1975. Ou encore, tout récemment, en mars 2016, le manifeste par lequel René Frydman et 130 médecins et biologistes revendiquèrent avoir procédé à des procréations médicalement assistées (PMA) sans distinction de statut familial ou d’orientation sexuelle, alors que ces PMA sont en France réservées aux couples hétérosexuels infertiles. Leur extension à toutes les femmes reste l’une des promesses de campagne non tenues du quinquennat en cours…

 

Enfin, pour changer de registre, se projeter dans un avenir proche, celui de l’irruption des intelligences artificielles, et ne pas oublier que la désobéissance peut aussi avoir des conséquences catastrophiques, souvenons-nous des trois lois de la robotique de l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov, formulées pour la première fois en 1942. A une époque où, malgré les évidences contraires (ou peut-être à cause d’elles), il n’était pas question que les peuples perdent confiance dans les bienfaits du progrès technologique, Asimov espérait en finir ainsi avec le « complexe de Frankenstein » (c’est-à-dire la crainte que la créature n’échappe à son créateur) qui, jusqu’alors, était la règle dans les œuvres d’anticipation. Ces trois lois étaient les suivantes:

  1. un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger ;
  2. un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi ;
  3. un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.

Dès la deuxième loi, Asimov envisageait donc qu’un robot puisse désobéir. Mais c’était encore pour protéger les êtres humains. 26 ans plus tard, dans « 2001, l’odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick, l’ordinateur HAL9000 s’attaquait aux hommes qui voulaient le déconnecter. Et aujourd’hui, dans le cadre de travaux de recherches sur l’intelligence artificielle, les responsables de certains programmes de « Deep learning », destinés à rendre les robots capables d’apprendre par eux-mêmes, n’excluent pas que, ce faisant, ils apprennent aussi à désobéir. Y compris, comme dans « I, robot », d’Alex Proyas, à désobéir à la première loi, celle qui interdit à un robot de porter atteinte à un être humain, par exemple en la reformulant ainsi : « Un robot ne doit faire aucun tort à un homme, à moins qu'il ne trouve un moyen de prouver qu'en fin de compte le tort qu'il lui aura causé profitera à l'humanité tout entière ! ». Ce qui ouvre évidemment d’intéressantes perspectives en renouvelant de manière originale le personnage de Big Brother.

3 – Pourquoi et jusqu’où désobéir en démocratie ?

 

Dans le passé, la règle générale a consisté bien sûr à sanctionner les cas de désobéissance, selon un barème qui était fonction à la fois du caractère plus ou moins autoritaire et répressif du pouvoir considéré et des priorités de sa politique pénale. Nous avons jusqu’à présent et pour l’essentiel considéré le cas d’actes de désobéissance commis dans le cadre de systèmes tyranniques. Il nous faut maintenant examiner en quels termes cette question se pose dans le cadre de régimes dits démocratiques. Cette question nous permettra notamment d’essayer de lever les deux hypothèses simplificatrices mentionnées précédemment à l’issue de l’examen des thèses de Hobbes et de Rousseau.

 

A – Pourquoi désobéir ? Qu’est-ce qui, dans un pays aux institutions démocratiques, fonde l’autorité de la loi, et comment le citoyen doit-il penser son propre rapport à la loi ?

 

Ce qui fonde l’autorité de la loi, c’est sa « double universalité ». Elle doit être faite par tous et pour tous. L’obéissance à la loi ne peut pas être considérée comme une garantie de la cohésion sociale et de la liberté, si elle n’est que l’expression d’une docilité passive. Elle doit être fondée sur la conviction que la loi votée par les représentants du peuple souverain est nécessaire à la réalisation de l’intérêt général. Si elle émane d'une volonté collective qui a le bien commun pour objectif, comment en effet ne pas vouloir ce qu'elle commande sans se renier soi-même et sans dénier  les droits d'autrui ?

 

Malheureusement, aucune loi ne peut être parfaite dans une société formée de classes sociales aux intérêts antagonistes. Les règles de fonctionnement démocratiques peuvent parfois permettre de trouver des compromis, elles ne peuvent jamais supprimer les conflits ni mettre fin à l’existence de rapports de force dont la loi n’est que l’expression provisoire à un moment historique donné. Et de même que les citoyens ne sont pas tous égaux dans l’élaboration de la loi, ils ne le sont pas davantage dans son application. La dépénalisation du droit des affaires s’accommode très bien de la pénalisation du droit syndical !

 

Dans son livre « Désobéissance civile et démocratie », l’historien et politologue américain Howard Zinn écrit : « Nulle constitution, nulle déclaration des droits, nul système électoral, nulle loi ne peuvent garantir la paix, la justice et l'égalité. Tout cela exige un combat permanent, des débats incessants, impliquant l'ensemble des citoyens et un nombre infini d'organisations et de mouvements qui imposent leur pression sur tous les systèmes établis ». Et il pointe les limites des systèmes de représentation : «  Aucun représentant ne peut exactement représenter les besoins d'autrui ; un représentant tend à devenir membre d'une certaine élite et jouit souvent de privilèges qui érodent l'intérêt qu'il doit porter aux revendications de ses mandants. [...]. Les élus développent une certaine expertise qui tend à sa propre perpétuation. Les représentants passent plus de temps ensemble qu'avec les électeurs qu'ils représentent et forment vite un club fermé respectant ce que Robert Michels appelait "un pacte d'assistance mutuelle" contre le reste de la société ».

 

Si les modes de représentation sont imparfaits, les modes de délibération ne le sont pas moins, en particulier lorsque les procédures technocratiques se substituent aux débats citoyens. Dans « Pour un catastrophisme éclairé » Jean-Pierre Dupuy note ainsi :  "Au cours de ces dernières décennies a pris progressivement racine, surtout dans notre pays, l'idée que la rationalité collective ne pouvait être pensée que sur le mode procédural et que la démocratie était avant tout affaire de construction d'un espace public de communication et de délibérations. Dire que la rationalité est procédurale, c'est dire qu'une fois réalisé l'accord sur les justes et bonnes procédures, ce qu'elles produiront sera, ipso facto, par propriété héritée en quelque sorte, juste et bon. C'est donc renoncer à chercher, indépendamment de et antérieurement à toute procédure, les critères du juste et du bien - ou plutôt comme nous le verrons, du mal et de l'inacceptable. La rationalité procédurale a du bon, sauf lorsqu'elle se construit au prix du renoncement à toute rationalité substantielle. Sur des problèmes aussi essentiels pour l'avenir de l'humanité que les défis et les dangers de la technologie, le recours à la dissuasion au moyen d'armes de destruction massive ou les problèmes dits d'environnement, trop souvent l'appel à la démocratie sert d'alibi à l'absence de réflexion normative".

 

La question devient donc : que doivent faire les citoyens quand 1/ ils ne sont pas d’accord 2/ ils ne sont pas écoutés quand ils s’opposent à des politiques publiques qui les concernent ? Doivent-ils supporter passivement les décisions de gouvernements qui se comportent comme s’il fallait les « dresser », tels des enfants turbulents ? Ou bien considérer que la désobéissance est alors le moyen d'expression ultime et légitime des « inaudibles », de celles et de ceux qui sont exclus de la « conversation démocratique», qui ne sont pas reconnus socialement.

 

Certes, la plupart des pays occidentaux sont des états de droit, caractérisés notamment par l’existence d’une hiérarchie des normes (garantissant qu’une norme n’est valable que si elle respecte l’ensemble des normes de rang supérieur) et d’institutions chargées de veiller à son respect. Mais tout cet appareil juridique ne peut pour autant suffire à garantir l’existence d’une démocratie réelle. La règle majoritaire a ses vertus et ses limites, elle ne suffit pas à établir un idéal de justice, comme le montre d’ailleurs l’évolution incessante des lois. «Renoncer à la désobéissance, c’est mettre la conscience en prison » aurait en substance dit Gandhi.

 

Dans « La désobéissance civile aux Etats-Unis et en France », l’historienne Marianne Debouzy constate que, depuis le début des années 1990, il y a eu sept éditions françaises de l’essai d’Henry David Thoreau « De la désobéissance civile » et elle se demande pourquoi cette notion, inspirée de la pensée américaine, s’est si bien acclimatée en France alors que nous n’avons ni la même conception de l’Etat ou du droit, ni le même rapport au politique, ni la même religion dominante. Peut-être la réponse se trouve-t-elle simplement dans la généralisation des conséquences de la mondialisation néo-libérale (les inégalités et la précarité sociale, les atteintes à l’environnement, les conflits pour les ressources naturelles et la misère des migrants, des sans-papiers, des sans-logis, des sans-riens…), qui suscite partout les mêmes besoins de désobéissance et unifie ainsi les oppositions qu’elle suscite.

 

B– Jusqu’où désobéir ? Hobbes et Rousseau avaient construit des systèmes parfaits où la désobéissance n’avait aucune place. Mais l’accord des hommes n’est jamais unanime et si, par extraordinaire, il lui arrivait de l’être, cette unanimité ne résisterait pas longtemps au passage du temps et à l’évolution des conditions économiques et sociales.

 

Généralement considéré comme le pionnier de la désobéissance civile dans l’histoire moderne, Thoreau fut emprisonné pour avoir refusé de payer ses impôts au gouvernement des Etats-Unis, notamment parce qu’il menait au Mexique une guerre injuste. Selon lui, tout homme est capable, en son âme et conscience, de décider ce qui est juste. Les hommes ne doivent pas fétichiser la loi, et surtout ne pas s’en remettre à ce que l’État leur impose. C’est à sa conscience qu’il faut obéir. Pour Hannah Arendt, la désobéissance civile, en tant que forme de mobilisation citoyenne sans usage de la violence fait partie de l’action politique, de la praxis. Ses modalités sont donc vouées à s’adapter en permanence. Et, de fait, les citoyens n’ont jamais cessé de désobéir à la loi, soit parce qu’ils avaient surmonté leur peur du châtiment, soit parce qu’ils considéraient que la loi en vigueur n’était pas celle qu’ils se seraient donnée à eux-mêmes. Il fallait donc réconcilier la forme moderne du « pacte d’association » et du « contrat social », c’est-à-dire la démocratie représentative, et l’existence de multiples formes de désobéissance civile.

 

Les penseurs libéraux ont alors dû se résigner à admettre que désobéir, à condition que ce soit de manière provisoire, pendant le temps nécessaire à l’amélioration de la loi, pouvait, dans certains cas, préparer la démocratie à mieux fonctionner. La désobéissance aux lois en vigueur ne serait en effet injustifiable qu’à deux conditions : que la loi réalise l’idéal de justice, ou qu’il existe une préférence absolue pour l’ordre, fut-il imparfait. Or, d’une part, la justice n’est jamais donnée une fois pour toutes, c’est en permanence un idéal à atteindre, la loi est donc toujours perfectible, et, d’autre part, l’obéissance aveugle est un renoncement au libre arbitre, une démission de la conscience. La désobéissance doit donc être considérée comme possible, par principe, au nom de la liberté. A condition bien sûr d’être exercée en conscience et avec responsabilité. Entendue comme un acte politique, la désobéissance à la loi ne saurait être envisagée que si son but ultime est de faire évoluer la loi et non de s’y soustraire. "Le bon citoyen obéit à la loi ; meilleur est celui qui améliore la loi." écrit Léon Brunschvicg dans « Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale ».

 

Dans sa « Théorie de la justice », John Rawls reconnaitra une utilité à la désobéissance en ces termes : « (Elle est) un des moyens de stabiliser un système constitutionnel, même si c’est par définition un moyen illégal. Quand elle est utilisée de manière limitée et à bon escient, elle aide à maintenir et à renforcer des institutions justes tout comme des élections libres et régulières ainsi qu’un pouvoir judiciaire indépendant ayant le pouvoir d’interpréter la constitution… Que les citoyens soient prêts à recourir à la désobéissance civile justifiée conduit à stabiliser une société bien ordonnée ou presque juste » ! Et pour ceux que ce « presque juste » laisserait perplexe, Rawls précise : « Le devoir de civilité impose d’accepter les défauts des institutions dans une mesure raisonnable et de ne pas chercher à trop en profiter. Sans une certaine reconnaissance de ce devoir, la confiance mutuelle risque d’être détruite. Ainsi, dans une situation presque juste, du moins, il y a normalement un devoir (et pour certains aussi, une obligation) d’obéir à des lois injustes à condition qu’elles ne dépassent pas un certain degré d’injustice ». Ce qui évidemment ne résout rien : qui décidera où se situe le degré d’injustice tolérable ? C’est peut-être la raison pour laquelle Etienne Balibar estime lui que la désobéissance civile n’a de sens, dans un système fondé sur la hiérarchie et l’inégalité sociales, que si elle conteste l’ensemble de l’action d’un gouvernement, en tant qu’agent de la reproduction de la domination. Autrement dit, si la désobéissance civile devient une désobéissance civique où « il ne s’agit pas seulement d’individus qui, en conscience, objecteraient à l’autorité. Mais de citoyens qui, dans une circonstance grave, recréent leur citoyenneté par une initiative publique de désobéissance à l’Etat ».

 

Et maintenant ?

 

Durant la « grande transformation à l’envers » des trente dernières années, qui a vu l’économique retrouver la prééminence qu’elle avait perdue face au politique à la suite de la crise des années 30 et de la seconde guerre mondiale (perte dont Karl Polanyi a fait l’objet de son livre « La grande transformation » en 1944), les actes de désobéissance civile n’ont cessé de se multiplier dans les pays occidentaux. Cette situation est le signe à la fois d’une crise de la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui et de l’existence d’une forte aspiration citoyenne à inventer les conditions de mise en œuvre de nouvelles formes de démocratie.

 

A compter des années 80, la domination culturelle du néo-libéralisme a progressivement imposé une nouvelle boussole aux gouvernements des pays capitalistes avancés : celle du marché, qui assurerait de manière infaillible l’allocation optimale des ressources entre les différentes branches de l’économie et garantirait ainsi la croissance la plus élevée possible. La tâche des gouvernements devrait donc se limiter à garantir le libre fonctionnement des marchés, puisque c’est cette liberté qui conditionnerait leur efficacité. « There is no alternative » (TINA) disait Margaret Thatcher. « Not in our name » (NION) ont parfois répondu les citoyens.

 

Cette situation a eu un double effet sur le fonctionnement des démocraties. D’abord, s’il n’y a pas de meilleure solution que celle dictée par les marchés, alors il n’y a pas de place non plus pour la délibération collective. La conduite des affaires publiques n’est plus l’affaire des citoyens et de leurs représentants, mais celle des experts. Cette vision n’ayant jamais été résolument combattue par ceux qui incarnaient une tradition politique et sociale différente, la doxa politique s’est progressivement unifiée sur cette base. Du même coup, les représentants des citoyens, quelle que soit l’étiquette politique dont ils se réclament, ont fini par ne plus se distinguer que marginalement  les uns des autres. Ce qui les réunit : la foi dans les vertus du marché, l’emporte de beaucoup désormais sur ce qui les distingue encore. Alors que dans le passé, les citoyens, comme les y invitait John Rawls, pouvaient accepter de faire le dos rond, en attendant qu’alternance aidant, un gouvernement plus proche de leurs idéaux accède au pouvoir, ils s’aperçoivent maintenant que les politiques mises en œuvre ne changent pas, quels que soient les hommes qu’ils ont élus, parce que ceux-ci partagent fondamentalement les mêmes conceptions et que les lobbies qui les inspirent, eux non plus ne changent pas.

 

Alors la désobéissance peut prendre la forme de l’abstention massive ou, pire encore, celle du rejet des principes républicains eux-mêmes, quand les électeurs se prononcent en faveur de formations politiques qui nient l’égalité des droits de tous les citoyens et dont on sait bien qu’elles se préoccupent peu de leur liberté.

 

Un mot encore : la généralisation de la désobéissance est une des conséquences de la mondialisation néo-libérale, mais c’est aussi l’un des signes de son échec. Elle n’a pas conduit, bien au contraire, à une plus grande maitrise des fluctuations économiques, elle a accéléré la crise environnementale dans des proportions dramatiques, elle a accru les inégalités et la précarité de manière insoutenable… En bref, elle n’a pas rendu le monde plus sûr et plus juste, mais amplifié au contraire la guerre de tous contre tous à laquelle Hobbes et Rousseau, ont, avec beaucoup d’autres, cherché une issue. L’invitation d’Hannah Arendt à l’action ou praxis : « rappel permanent que les êtres humains sont nés pour donner naissance à quelque chose de nouveau » reste donc d’une brûlante actualité.

 

Alain Bosser. Café philosophie et psychanalyse de Biarritz. 16 novembre 2016.

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