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Peut-on faire le deuil de l’origine?

 

C’est un mouvement de lassitude rageuse devant l’emploi aujourd’hui récurrent de la référence à l’origine qui m’a donné il y a plus de deux ans l’envie d’en parler ici. Et cette mauvaise humeur avait  trouvé un relais dans un article de Libération, compte rendu d’un entretien avec Maurizio Bettini à propos de son dernier livre: «Contre les racines», qui sera une référence importante de cet exposé. L’auteur est un philologue italien francophone professeur à l’université de Sienne et qui intervient aussi au Collège de France et à l’Ecole pratique des hautes études.

  Dans son utilisation courante actuelle, de manière explicite ou non le terme d’origine sert le plus souvent à l’assignation de l’essence identitaire postulée unique, exclusive, et fixée une fois pour toutes,  d’un individu ou d’un groupe plus ou moins étendu, plus ou moins structuré. Le recours à l’origine tient lieu d’explication aux comportements, justifie ou dénonce les inégalités c’est selon, défend une prétendue pureté de la langue, de la nation, de la civilisation européenne, du groupe ethnique, voire de la race, sacralise les frontières, et prétend trouver sa justification dans l’Histoire majuscule pour condamner les discours et les conduites qui prétendraient s’en affranchir. Cette opinion  répandue relève de deux présupposés plutôt contradictoires et la plupart du temps inconscients: 1, L’origine serait, en dernière instance déterminante 2, S’en éloigner est une dégradation, une perte, une chute. «De tous temps à jamais» comme on dit en Béarn, ici aussi je crois, «c’était mieux avant». (voir le délicieux petit livre réconfortant de l’incorrigible optimiste M.Serres) L’origine contiendrait le secret de notre véritable nature mais elle serait à la fois déterminante et menacée, il s’agirait donc de lui être fidèle et de se préserver de la corruption. Si comme le dit Hannah Arendt agir c’est introduire du nouveau dans le monde, échapper à la répétition, cet exercice de notre liberté demanderait de faire le deuil de l’origine pour être attentif à ce qui est en train de naître et dont elle ne peut rendre compte. Mais est-ce possible? La quête des origines est partout, chez les individus, dans les familles, la psychanalyse en participe, elle est dans la représentation que les groupes humains se donnent d’eux-mêmes ce que Marx appelle idéologie, dans la science aussi, je me contenterai de citer deux ou trois exemples: Le titre de l’ouvrage de Darwin est «De l’origine des espèces, une belle émission récemment rediffusée sur Arte fait le point sur ce qu’on sait des origines de l’homme, la théorie du big bang s’efforce de rendre compte des origines de l’univers, etc... Dans l’histoire de la philosophie c’est la métaphysique qui pose la question. Par ailleurs le terme, très équivoque selon le Dictionnaire philosophique de Lalande, désigne l’ascendance, la provenance, la naissance, le commencement, la cause, ou encore la source. Parcourir le champ entier des occurrences de l’origine était impossible dans le cadre de cette soirée. Je me suis donc limitée à poser, du point de vue d’une critique philosophique, la question du deuil de l’origine dans un certain usage de l’histoire en relation avec la construction de l’identité d’un peuple, ce qui m’amenée à donner beaucoup de place à l’analyse des exemples. Il y a donc beaucoup de sujets que je n’aborderai pas directement, mais rien n’empêchera de le faire dans le débat. Cet exposé ne comportera pas de grandes parties que j’aurais pu annoncer classiquement au départ, mais s’efforcera d’avancer progressivement point point vers la possibilité d’une réponse à la question en énonçant au fur et à mesure les thèmes abordés.

A défaut d’une analyse conceptuelle il m’a semblé que le tableau de Courbet l’Origine du monde, que vous connaissez tous et dont la photo figurait dans le mail annonçant cette soirée nous met en face sans dérobade possible de l’essentiel de la notion d’origine.

 

1. 1-Incertitude de l’origine, la nécessité du récit.

 La violence avec laquelle l’Origine du monde nous saute au visage est celle du jaillissement de la vie et -donc aussi de la mort- dans l’éclat de la chair offerte. -Le terme allemand «Ursprung» traduit en français par origine contient l’idée de surgissement soudain, de bond et c’est le terme employé par Heidegger à propos de l’art- Ce tableau transgresse les codes de bienséance qui voulaient jusque là que la peinture, fût-elle réaliste, fut-elle celle d’un nu, ne présentât le sexe féminin que voilé. Mais cette peinture, en allant à l’extrême du représentable, en montrant le sexe du modèle et uniquement cela, désigne bien la source, l’origine, le surgissement de la vie. On ne peut aller plus loin. «Le réel c’est l’impossible» disait Lacan, dernier propriétaire du tableau avant le musée d’Orsay. Et Courbet disait vouloir peindre un tableau impossible. Mais si  ce tableau prétend exhiber l’origine, ce n’est qu’en apparence, il ne peut en dissiper le mystère «La vérité est «pas-toute» disait encore Lacan qui s’y connaissait. L’oeuvre est maintenant exposée à la vue de tous les visiteurs du Musée d’Orsay mais n’en a pas moins gardé son côté sulfureux, puisqu’en 1994 encore, la police a fait retirer de certaines librairies parisiennes un livre sur la couverture duquel il était reproduit. Quoiqu’il en soit la remontée vers l’origine bute sur l’instant de l’engendrement. Celui-ci s’accomplit dans l’obscurité, la dissimulation, «La nuit sexuelle» comme dit Pascal Quignard, il restera hors d’atteinte. L’origine se situe dans un temps primordial d’avant le temps ordinaire, d’avant le temps historique, dans un temps où nous n’étions pas encore ce que nous sommes, où l’ humanité avec sa force et sa faiblesse, la vie et la mort n’était pas encore advenue.

Cette indétermination est fondamentalement celle de notre être au monde, la conscience de notre fragilité, de notre contingence, elle nourrit le fantasme individuel -ce fantasme que la crudité d’aucune représentation ne peut évacuer -le tableau le manifeste avec éclat-. Pour la psychanalyse le fantasme est un scénario, une petite histoire dont la trame essentielle est toujours la même qui tourne en boucle et inconsciemment structure le comportement. A cet égard, les mythes sont comme les fantasmes des sociétés. Il est impossible aux humains, groupes ou individus de rendre entièrement compte d’eux-mêmes. Et c’est parce que l’origine est toujours frappée d’incertitude qu’elle est racontée dans le mythe qui est une certaine manière dont individus et groupes parlent d’eux-mêmes. La quête de l’origine à travers l’entente et la répétition du récit mythique a lieu sur le fond de la conscience de la fragilité, de la précarité de notre être au monde, du caractère accidentel de notre présence sur terre. Comme les petits enfants aiment qu’on leur raconte des histoires pour conjurer l’angoisse de la nuit qui vient les humains ne semblent jamais lassés des récits sur l’origine dont les variations semblent inépuisables. Ils y cherchent une impossible réassurance de leur être. Ils en attendent d’apprendre la vérité de leur condition, ce qu’ils sont, qui ils sont et comment il doivent se comporter.

 

2- L’origine comme autochtonie, la Grèce

Mais c’est Platon, en philosophe qui vend la mèche: Le récit des origines est un mensonge.

«J’entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité... qu’en réalité...modelés au sein de la terre...,quand ils furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au monde, qu’ ils doivent maintenant considérer cette contrée où ils se trouvent comme leur mère et leur nourrice ...la défendre si on l’attaque et réfléchir au fait que  les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis eux aussi du sein de la terre.

-Pas surprenant dit-il, que tu aies eu longtemps scrupule à formuler ce mensonge.

...Vous qui faites partie de la cité vous êtes tous frères, leur dirons-nous en poursuivant l’histoire, mais le dieu en modelant ceux qui sont aptes à gouverner a mêlé de l’or à leur genèse...pour ceux aptes à devenir auxiliaires il a mêlé de l’argent, et pour ceux qui seront cultivateurs et artisans, il a mêlé du fer et du bronze...

Et même cela (être persuadés du mythe) répondis-je, renforcerait leur souci de la cité et leurs relations mutuelles...cette histoire suivra de toute façon le chemin où la conduira la tradition...»

 

C’est une vieille histoire phénicienne que raconte le Socrate fondateur de la cité idéale. Il faut que les hommes soient persuadés à la fois de leur fraternité et de leur inégalité pour qu’ils puissent accepter les différences de traitement entre eux, comme ils accepteront que leurs enfants soient triés en fonction de l’alliage plus ou moins noble que l’éducation aura révélé en eux. Ces différences, ces inégalités sont en effet nécessaires au fonctionnement harmonieux de la cité juste. Peu importe la vérité quand il s’agit du salut de la République. Il s’agit de forger entre les citoyens une union indéfectible. On va donc inventer le beau et poétique mensonge des origines autochtones des membres d’une même cité dont Platon dévoile la fonction politique. Les citoyens sont frères, fils d’une même mère, la terre, unis comme les membres d’une même famille. Lorsqu’ils en seront persuadés ils seront prêts à tuer et à mourir pour elle. Je reviendrai tout à l’heure sur un autre aspect du texte mais historiquement, il s’agit d’une traduction platonicienne du mythe fondateur du peuple athénien, celui de l’autochtonie. Les Athéniens sont nés de la terre même qu’ils occupent. La version proprement mythologique est la suivante, très résumée: -leur ancêtre Erichtonios mi-homme mi-serpent est sorti du ventre de Gaïa, la terre fécondée par le sperme d’Héphaistos. Ce denier avait échoué de justesse à violer Athéna, son sperme avait jailli sur la cuisse de la déesse qui avait jeté à terre le tampon de laine avec lequel elle s’était essuyée. Descendants d’Erichtonios, seuls autochtones d’entre les Grecs, rejetons divins de surcroît le «genos» (la race) des Athéniens est resté identique à lui-même, pur, sans mélange au cours des générations, préservé de toute altération: «Nous sommes Grecs authentiques sans alliage de sang barbare, d’où la haine sans mélange pour la gent étrangère qui est infuse à notre cité» Platon Ménexène -ces propos  pourraient être repris tels quels par qui vous savez- et encore: «Cette bonne naissance a eu pour premier fondement l’origine de nos ancêtres qui, au lieu d’être des immigrés et de faire de leurs descendants des métèques dans le pays où ils seraient eux-mêmes venus du dehors, étaient des autochtones, habitant et vivant vraiment dans leur patrie, nourris non comme les autres par une marâtre mais par la terre, leur mère.»  Et c’est pourquoi la liberté et la démocratie dont jouissent les citoyens athéniens sont enracinées dans leur sol. Eux n’ont pas eu besoin de conquérir leur terre et ont toujours été libres et égaux. -encore Ménexène: «Nous et les nôtres, tous frères et nés d’une même mère, nous ne nous croyons ni les esclaves ni les maîtres les uns des autres, mais l’égalité d’origine établie par la nature nous oblige à rechercher l’égalité politique établie par la loi». La loi, qui en réservant le titre de citoyen aux hommes nés à Athènes de parents athéniens assure la transmission du même et rejette toute altérité. Cette origine, les Athéniens de l’époque classique ne cessent de la célébrer dans les discours et les cérémonies.  Et le mythe d’une origine prestigieuse et de la pureté de leur genos fonde leur supériorité sur les autres cités grecques dont les fondateurs sont venus d’ailleurs. Ils sont les plus grecs des grecs. Mais Platon nous le dit: ces beaux discours sont mensongers. N. Loraux «Nés de la terre» nous apprend qu’au 6° siècle, «le réformateur Clisthène avait organisé la démocratie par «fusion du peuple» en intégrant aux tribus civiques les étrangers et les métèques» Et Thucydide qui se prétend plus soucieux de vérité historique que de rhétorique propose une tout autre version de la constitution du peuple athénien: «Quand on était chassé d’un autre pays grec par une guerre ou une rivalité interne, les gens les mieux pourvus venaient à Athènes pour y chercher un refuge stable; ils devenaient citoyens et ils grossirent encore, dès l’époque ancienne, la population de la ville». D’ailleurs Paul Veyne nous en avertit -Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes?- Les Athéniens aimaient les belles histoires mais ils n’en étaient pas dupes. La référence aux origines prestigieuses de la cité dont les manuels de rhétorique fournissaient des modèles (pour toutes les cités grecques d’ailleurs) était un passage obligé des discours à l’époque classique. Ils y croyaient et n’y croyaient pas, Paul Veyne: «ils y croient mais ils s’en servent, et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus intérêt»  La question de la vérité était secondaire, amoureux de la parole -si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé- ils prenaient plaisir à entendre de beaux discours qui leur donnaient le sentiment de leur dignité et réveillait en eux la fierté d’appartenir à leur cité. C’est la distance ironique de Socrate dans le dialogue déjà cité: «Quand j’entends célébrer ceux qui viennent de mourir à la guerre et, avec eux, nos ancêtres, notre cité et nous mêmes je me sens plus noble, plus grand, chacun des auditeurs éprouve le même sentiment de son côté, si bien que le corps civique en sort grandi et que je mets bien trois jours à me remettre de cette émotion.»  Et remarque N. Loraux, ce n’est jamais au nom de leur autochtonie que les grecs par ailleurs belliqueux ont fait la guerre.

3- Récit des origines et histoire l’exemple de la France

Comme le récit des origines des autres peuples européens, celui de la France, déjà présent dans les chroniques au VII°siècle s’efforce de coudre ensemble le thème de l’histoire universelle de l’humanité venant de la Bible -les hommes sont tous fils de Noé et depuis le Christ engagés dans l’histoire pour y faire leur salut- et le modèle gréco-romain qui incitait à s’attribuer des ancêtres nimbés de la gloire homérique (article d’André Burguière dans la revue historique des «Annales» - 2003) L’ancêtre des Francs serait (je simplifie) soit Francion soit Antenor, tous deux bien sûr princes troyens apparentés à la famille royale qui seraient venus s’établir Outre-Rhin - le récit est décalqué de l’Enéide de Virgile dont je reparlerai. Mais la Bible voulait que tous les hommes descendissent de Noë. Aussi ces troyens prestigieux étaient en réalité les descendants d’un fils de Noé, Japhet, on les retrouvait ensuite dans la lignée du roi David ce qui en faisait les cousins de Jésus. Les chroniqueurs vont faire preuve d’une imagination débordante pour rendre le récit historiquement vraisemblable et légitimer le pouvoir royal, hérité de Clovis sur ce qui deviendra la France et chacun reprendra pour l’améliorer le récit des précédents. Arrêtons là pour les Francs, nous y reviendrons. Et les Gaulois? c’est au XIII° siècle qu’ils font leur entrée dans le récit. Eux aussi viennent de Troie -quand ce n’est pas de la Gaule que seraient venus les fondateurs de Troie-. Ils seraient les descendants d’une première vague de Francs qui auraient fondé Paris au X° siècle avant J.C. - et grâce à eux le pays a connu un âge d’or sous la gouvernance des sages druides qui parce qu’ils descendaient de Noë prêchaient une religion annonciatrice du christianisme. Les Gaulois étaient des Francs civilisés au contraire des farouches conquérants emmenés de Germanie par Clovis qui avaient cependant autrefois manifesté leur solidarité en prêtant main-forte à Vercingétorix contre César. Heureusement Clovis se convertira et son pouvoir sera désormais sacré. Là on entre dans l’histoire. Une solidarité organique va désormais lier le peuple des Francs à son roi dont le pouvoir est de droit divin. Mais bien plus tard, après l’établissement de la monarchie absolue, le 18° siècle prend conscience de l’hétérogénité de la société et l’inégalité sociale n’apparaît plus comme allant de soi, le mythe de l’unité des Français par identification au roi est brisé. Lalorse comte de Boulainvilliers, plus érudit qu’historien, cherche à à rationaliser le récit des origines franques et à le débarrasser de sa composante mythique, ce qui lui permet de fonder historiquement les privilèges de la noblesse alors affaiblie par la monarchie absolue, et le droit bafoué de cette dernière à être associée au gouvernement de la France. Pour Boulainvilliers donc si Clovis et ses compagnons, ancêtres des nobles tenaient leur pouvoir et leurs possessions  en Gaule du droit de conquête, leurs descendants en ont hérité par filiation. -d’où l’importance de la pureté du sang et de la généalogie dans la noblesse, et plus tard par imitation dans la bourgeoisie-. Ils sont légitimement propriétaires de la terre et des paysans qui eux sont les descendants des Gaulois vaincus. C’est un ordre immuable qui unit la nation autour de son roi c’est par héritage que tous partagent la même langue, le même territoire et sont soumis au pouvoir du même lignage royal. C’est évidemment une thèse absolument fausse qui cherchait à conforter les droits de la noblesse et à justifier historiquement l’inégalité des positions dans la société. Elle a d’ailleurs été presqu’immédiatement réfutée par l’abbé Dubos, lui véritable historien.  Pourtant au 19° elle va être reprise par les historiens libéraux qui vont la détourner façon étonnante. Bien sûr ils ne pouvaient accepter de réduire une classe sociale dominante à une filiation et pratiquement à une race, mais la thèse de Boulainvilliers au lieu de postuler au départ une unité de la nation résultat de la fusion des deux vagues successives des francs qui auraient envahi la Gaule, (cf supra) instaurait à l’origine une «fracture fondatrice». En 1820 Augustin Thierry peut écrire: «Nous sommes les fils des hommes du tiers-état sorti des communes, les communes furent les asiles des serfs; les serfs étaient les vaincus de la conquête.» Un imaginaire national va en remplacer un autre.  Et Burguière continue: «Cette contradiction fondatrice qui condamne la France à un état de guerre civile permanent -c’est à dire à une lutte des classes- explique l’étonnante longévité d’une thèse aussi peu vraisemblable.» Les historiens libéraux retournent la thèse ultra-conservatrice de Boulainvilliers qui va recevoir un sens messianique: L’histoire de France a comme moteur profond la lutte des classes; une lutte d’abord entre paysans soumis au servage et seigneurs féodaux, ensuite entre bourgeoisie et noblesse, mais globalement une lutte pour la liberté et l’égalité des droits qui aboutira à la Révolution française. L’unité n’est pas au départ, elle est à construire, et l’histoire de la France devient une marche vers la liberté, etc...

La question de savoir qui sont les véritables français ne peut recevoir de réponse que grâce au mythe même devenu méconnaissable. La même question de l’authenticité des habitants d’une même pays semble bien se poser ailleurs de la même façon comme le montreront tout à l’heure les exemples du Rwanda et de l’identité Kanak.

 

Marx reconnaîtra avoir trouvé l’idée féconde de la lutte des classes chez les historiens français. Mais on peut se demander s’il ne leur a pas également emprunté l’aspect messianique: les contradictions qui divisent l’humanité se résoudront au terme d’une émancipation collective dans l’unité retrouvée. Quoi qu’il en soit, c’est au 19° que les Gaulois sont devenus nos ancêtres ainsi que ceux des peuples colonisés au nom de la mission libératrice de la France.

 

4-Origine et oubli

C’est quand l’origine mythique nourrit l’histoire que, comme le voulait Platon, elle peut souder les citoyens entre eux -et contre ceux qu’elle désigne comme étrangers- par une fraternité fabriquée. La réalité des débuts de la cité platonicienne sera bien différente du récit des origines. Fonder sur le mythe le commencement d’une tradition destinée à devenir immémoriale exige l’oubli de ce qui a précédé dans le temps. La cité actuelle est trop corrompue constate Socrate pour évoluer d’elle-même vers la justice. Pour que la cité juste se réalise un jour, si cela doit arriver - on ne sait comment- il faudra d’abord que les vrais philosophes parviennent au  pouvoir et qu’alors il fassent subir à la population une purgation sans précédent: «Ceux qui dans la cité, dis-je, auront dépassé l’âge de dix ans ils les enverront à la campagne, et ils protègeront leurs propres enfants des moeurs de l’époque actuelle, qui sont justement les moeurs de leur parents, et ils les élèveront selon leurs propres conceptions et selon leurs lois celles-là même que nous avons exposées à l’instant. De cette manière la cité s’établira elle-même très rapidement et très aisément selon la constitution politique que nous avons élaborée, et elle atteindra au bonheur, et le peuple qui l’accueillera en tirera le plus grand profit». Une fois terminée l’éducation des futurs citoyens on les persuadera qu’ils n’ont vécu tout le processus qu’en songe et qu’ils ont véritablement surgi de la terre qui les a formés. Pour faire accepter l’inégalité par le mensonge de la fraternité le mythe exige l’oubli de la violence initiale. Ainsi en va-t-il des mythes engendrés pendant les périodes révolutionnaires et aussi pendant les guerres de toute sorte. Les exemples sont hélas nombreux et actuels, chacun peut les avoir présents à l’esprit. Mais l’oubli n’est jamais  total, comme nous l’apprend Platon dans d’autres textes. Les réminiscences dérangeantes qui ne manquent pas de surgir inquiètent heureusement la croyance au mythe.

5- La fabrication du récit des origines.

Nous savons à quelles fins terrifiantes a été, est encore utilisée la recherche de la pureté mythique d’une origine fixant une identité immuable. Si l’identité est narrative comme l’a montré Ricoeur, cette narration se fait au présent, dépend du présent. Faire dériver l’identité d’une origine mythique suppose l’ignorance décidée du caractère mouvant et complexe de sa construction. Un passé largement mythifié, on vient de le voir, dans la mémoire duquel on puise ou on invente selon les besoins de la cause aurait fixé l’identité une fois pour toutes dans le déni de la temporalité historique. Se référant à l’histoire, la méconnaissant en réalité pour éviter à tout prix la réalité d’un métissage dont tous les humains sont le produit, le discours de l’origine résulte d’un choix parmi les éléments épars de la mémoire collective déposés dans la culture. Mais outre que cette mémoire est déjà par nature sélective, construire un récit suppose une sélection supplémentaire en fonction d’une intention présente. Le discours des origines, et l’identité qu’il prétend définir sont en réalité déterminés par un choix politique présent. On a pu le constater à propos du Rwanda. Alors qu’aucune différence ethnique ne séparait les aristocratiques bergers Tutsis des agriculteurs Hutus qui eux jouissaient en revanche de privilèges rituels, les missionnaires et colonisateurs européens du 19° interprétèrent les deux groupes sociaux en fonction de l’anthropologie raciale en vigueur et fabriquèrent un récit des origines: Les Tutsis étaient de «nobles bergers» venus en réalité venus d’Ethiopie, descendants de Noé, et même prétendument de race aryenne, ou encore issus d’une tribu perdue d’Israël, autrement dit de toute façon des blancs, ce que prouvait d’ailleurs leur conversion plus rapide au catholicisme. Cette origine supérieure les destinait donc à dominer les hutus, grossiers paysans bantous auxquels on supprima les avantages coutumiers qui étaient les leurs jusque là. Intériorisant le récit, les hutus convaincus de leur origine bantoue considérèrent les tutsis comme des envahisseurs d’origine blanche, et les tutsis se persuadèrent d’être réellement des Ethiopiens (pour ne pas trop alourdir l’exposé je passe sur certaines données mais qui vont dans le même sens) En 1930 les colons belges voulurent donner à chacun une carte d’identité où devait figurer une appartenance ethnique, totalement artificielle comme on vient de voir. Ils ne trouvèrent aucun autre moyen pour différencier les uns des autres que le nombre de têtes de bétail possédé par chacun. La possession de bovins étant un signe de prestige pour la population, seuls les individus de «race» tutsi étaient censés être propriétaires d’un nombre important d’animaux. Ceux qui avaient plus de dix bovins étaient donc tutsis, les autres hutus et cela pour toujours. Ces cartes d’identité  ont continué d’ exister après la colonisation et elles ont servi pendant les massacres à décider qui il fallait tuer et qui il fallait épargner. La méchanceté qui consiste à faire du mal aux autres et à soi-même fut le fruit de l’assignation d’une identité.

 

6- Mythe d’origine, mémoire et écriture

Revenons au texte de Platon puisque le propre d’un texte philosophique est que sa portée dépasse celle du contexte dans lequel il a été écrit. Il nous dit que le mythe est inventé, qu’il ment, mais qu’il est nécessaire pour assurer la solidarité des citoyens entre eux, pour leur donner conscience d’une appartenance commune. Ce passage clôt le livre 3,  où   les fondateurs de la cité juste viennent de débattre de l’éducation des premiers citoyens. Mais pour que le mythe remplace le souvenir véridique des conditions de cette éducation, pour les persuader de l’autochtonie qui fonde leur fraternité, il devra s’inscrire dans une tradition. «Cette histoire suivra le chemin où la conduira la tradition» Et même si les premiers, ceux qui seront les ancêtres, ne le croient pas, le récit de leur origine chtonienne répété, appris par les générations à venir,deviendra vérité. Avec le temps le souvenir vrai sera remplacé par la mémoire mythique. Au nom de l’origine l’histoire est court-circuitée par le mythe.

C’est l’écriture qui va figer le discours des origines et assurer sa transmission. La lecture d’Homère constituait l’essentiel de l’éducation des enfants grecs. Le mythe des origines gauloises de la France a été transmis par les manuels scolaires à partir de la fin du 19° et imposé aux Africains. L’ écriture va assurer une transmission bien plus sûre du mythe que le récit oral et va en fixer les versions, voire les réduire à une version unique, syncrétique, répétée au cours des générations, aux fins d’éducation, d’émancipation ou de propagande.

Fixé par d’écriture, inlassablement repris dans les discours, c’est par le récit des origines qu’un peuple va prendre conscience de lui-même. Fin 19° des ethnologues occidentaux recueillent les mythes des calédoniens (que les colonisateurs désignent par le mot hawaien de Kanaks qui signifie «les hommes du bateau»). Au début du 20° les missionnaires protestants et au premier chef le pasteur et ethnologue Maurice Leenhart enseignent l’écriture de leur propre langue aux indigènes qui vont eux aussi se mettre à collecter et écrire leurs mythes et les évènements de leur histoire récente notamment  la révolte qui fut impitoyablement réprimée contre le recrutement obligatoire qui leur fut imposé en 1917. C’est sur la base de ces documents écrits que certains intellectuels, dont Jean-Marie Tjibaou constituèrent plutôt qu’ils ne reconstituèrent -écrit M. Bettini l’identité du peuple kanak à travers l’invention d’un récit d’origine spécifique, l’ancêtre Kanaké (on a vu que le mot était hawaïen) serait né d’une dent de la lune tombée sur un rocher émergeant de l’eau etc... et Marcel Détienne écrit: «Sous nos yeux, s’invente une histoire, moitié mythe, moitié mémoire, analogue à celle que la terre dite de France du 14° siècle se donne entre les moines calligraphes et la cour d’un petit personnage royal.» Le mythe de l’origine fixé dans la culture nourrit l’histoire, l’oriente et au nom d’une identité imaginaire peut contribuer à donner à un peuple à un peuple l’élan nécessaire au combat légitime pour sa libération. Cependant la confusion entre récit mythique et histoire produit de l’écriture n’a guère servi la paix entre les peuples. Même si une politique clairvoyante et sage permet de contenir une violence sous-jacente, le rejet de l’autre au nom de l’authenticité d’une autochtonie revendiquée reste latent. Et lorsque ce récit utilisé par le pouvoir en place sert à conforter l’injustice de  l’ordre établi, il aveugle les hommes sur la nouveauté dont le présent pourrait être porteur, il en empêche l’intelligibilité, sclérose la culture, inhibe l’action, interdit l’accueil.

 

On peut penser au terme de ce parcours qu’il y aurait un grand intérêt à faire le deuil de cette fiction qu’est l’origine. Mais on l’a vu elle irrigue et oriente l’histoire,  et fait inextricablement partie de la conscience qu’un peuple prend de lui-même.  Alors que faire?

 

2.  Trois possibilités semblent s’offrir qui seront malheureusement simplement esquissées:

1-  D’abord, il importe de défaire la confusion entre mythe et histoire et de lutter contre l’oubli des faits historiques sur lequel repose dans tous les cas le mythe de l’origine. Une histoire critique a pour fonction de faire apparaître ce que ne dit pas le mythe, ce qu’il néglige, ce qu’il a pour fonction d’occulter. Par exemple la violence de la terreur révolutionnaire, l’injustice de la colonisation etc...cf. l’article d’A. Burguière dont on a parlé plus haut. Soumettre le mythe à un soupçon systématique. Ensuite faire l’histoire du mythe lui-même, retrouver les conditions historiques de sa constitution, de son écriture, de sa transmission, va permettre de le déconstruire. Mais aussi et peut-être surtout cesser de mettre l’histoire au service de «l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public» selon l’expression de Patrick Boucheron dans son «ouverture» à l’«Histoire Mondiale de la France» - lecture vivement recommandée- Cet élargissement de la perspective, dissout le mythe de la pureté de l’origine, d’une identité complaisante craintive et intolérante à l’étranger, à l’exilé. La métaphore qui conviendrait alors pour parler d’un peuple, le nôtre, mais finalement de tous ne serait plus celle de l’arbre enraciné immobile dans la terre mais celle de la confluence de multiples courants issus du surgissement de sources diverses. Les conséquences politiques en seraient fort différentes de celles générées par le repliement identitaire.

 

2- Si la connaissance historique dissout la confusion entre mythe et histoire, et permet de fonder une politique sur une vision du monde débarrassée des oeillères de la recherche identitaire, elle ne nous interdit pas de céder à la poésie des récits.

L’origine a son lieu dans le récit, d’abord oral puis fixé dans l’écriture. Elle est toujours déjà dans la littérature. Et dans la littérature européenne, depuis Homère et Hésiode, les récits de l’origine se décalquent les uns des autres et aussi inventent à partir les uns des autres (d’ailleurs les récits oraux eux aussi voyagent et parfois fort loin) Virgile reprend l’Odyssée pour faire d’Énée émigré en Italie l’ancêtre de Romulus, et à sa suite les chroniqueurs de tous les princes d’Europe leur chercheront un ancêtre venu de Troie. Il y a eu interpénétration entre tradition orale et transmission écrite mais écrit Burguière, c’est un travail de lettrés qu’on retrouve le plus souvent à la source des récits des origines des nations européennes. Et si aujourd’hui le partage entre historiographie et poésie est devenu plus clair, il n’en allait pas de même pour les contemporains de l’élaboration de ces récits. L’écriture de l’histoire participe de la littérature, mais n’est pas à confondre avec elle. Donc remettre l’origine à sa place, dans la littérature, dans la culture, où les récits peuvent déployer toute leur richesse paradigmatique. Maurizio Bettini en donne un exemple à propos de la fin de l’Énéide. Au contraire d’Athènes Rome est métisse. L’ancêtre des fondateurs de Rome, Énée, est un troyen, fils  de Vénus enfui de la ville avec son père Anchise, et plusieurs compagnons. Jupiter promet à Vénus que son fils fondera une ville dans le Latium. Junon une fois de plus en guerre contre son époux par humains interposés va poursuivre Énée de sa colère jusqu’à la paix finale avec Jupiter où elle consentira à la fin des combats entre les Troyens et les Latins et à l’établissement d’Énée dans le Latium. Les conditions du traité seront un abandon total de l’origine troyenne.

  Bettini énonce les points essentiels de l’accord entre les dieux : 1-la «nationalité»: Les enfants qui naîtront de l’union des Latins et des Troyens, seront Latins, au détriment de leur partie troyenne. Ils s’appelleront Latins, comme les natifs du lieu. 2- La langue: les descendants des mariages mixtes devront parler latin, au détriment de la langue des troyens. 3- Le vêtement, ils adopteront la toge latine (ce qui n’est pas une question secondaire si l’on pense aux conflits actuels sur le vêtement des femmes musulmanes) , 4- La géographie,  le Latium ne deviendra pas une nouvelle Troade, enfin la puissance des descendants sera fondée sur la virtus italica et non sur le caractère troyen considéré comme inférieur. Jupiter va tout accepter: Les Latins conserveront leur nom, la langue  et les coutumes de leurs pères, seuls les corps  se mélangeront, et ce qui vient des Troyens se «déposera au fond». De l’origine des troyens plus rien ne restera sinon un dépôt, une lie. Et du mélange il naîtra un peuple au sang mêlé. Bettini fait remarquer que la décision sent la purification ethnique, on ne peut imaginer une capitulation plus totale. De plus cet accord enfreint toutes les règles romaines de la filiation: A Rome biens, cultes, habitudes, tout était hérité du père, ici, c’est de leurs mères que les descendants hériteront -les troyens n’ont pas de femmes avec eux, fatiguées de l’errance, elles sont restées en Sicile-. La prérogative du père est abolie et transférée aux mères. Cette transgression, impensable dans la culture romaine, souligne le caractère mythique de la constitution de l’identité. Ce sont les dieux qui l’imposent d’en haut. Et Bettini poursuit: «Ceux qui prétendent se livrer à des décisions à propos de la véritable identité d’un peuple...se comportent comme les divinités de l’Énéide...qu’ils ne sont pas. Mais le poème fournit aussi un modèle qui permet de penser une origine métissée. «Altérité incluse» résume Barabara Cassin «La nostalgie».

Elle remarque que la ville que fonde Énée n’est pas Rome mais Lavinium du nom de sa femme Lavinia, fille du roi des Latins. Rome ne sera fondée que deux générations plus tard par Romulus né à Albe, de sorte que les Romains «issus symboliquement de Lavivium sont toujours déjà des étrangers», ce que dit aussi le récit que Plutarque: Après le meurtre de son jumeau Rémus coupable d’avoir franchi le sillon symbolique qu’il avait tracé, «Romulus avait fait venir des hommes d’Étrurie qui réglèrent chaque détail... une fosse circulaire fut creusée près de l’actuel Comitium On y déposa les prémices de tout ce ont l’usage était approuvé par la loi ou exigé par la nature.  A la fin chacun apporta une poignée de terre du pays dont il était originaire et la jeta dans la fosse: on mêla le tout. les Romains donnent à cette fosse le nom qu’ils donnent à la voûte céleste: mundus.» Chaque citoyen romain aura deux patries: l’une de naissance, l’autre politique mais la ville sera unique, la ville-monde, étant la patrie de tous. Et, n’en déplaise à Junon, le grec ne sera pas oublié, il est inoubliable, il sera l’autre langue des romains, leur langue de culture, à laquelle pourra s’ajouter la langue du pays d’où l’on vient, celle qu’on parle en famille. Le métissage va de soi. C’est de l’autochtonie et de la pureté de l’origine dont il faut faire le deuil pour s’ouvrir au monde.

On le voit, il ne s’agit pas seulement de belles histoires, le mythe comme toute véritable littérature est fait pour donner à penser.

 

3- C’est en effet la langue que les exilés emmènent avec eux qui est en définitive le lieu de l’origine, la poignée de terre transplantée dans le sol romain est un signe, elle est langage. C’est dans sa langue maternelle que l’on est chez soi. Alors que le retour au pays natal de longues années après l’avoir quitté fait souvent chanceler l’attente d’une familiarité retrouvée. Peut-être faut-il avoir fait à quelque degré l’expérience du déracinement pour prendre conscience de l’inquiétante étrangeté de la terre natale. Ulysse déposé endormi sur le rivage d’Ithaque ne reconnaît plus son île. Alors que «Rien ne peut remplacer la langue maternelle» dit Hannah Arendt. Mais surgit une dernière difficulté. La langue impose une vision du monde, un type de rapport à autrui, une manière de penser. Conçue comme un patrimoine sacré à préserver, un réservoir de origine à laquelle il faudrait toujours se soumettre, la langue unique asservit la parole individuelle.  La langue ne crée rien, elle est toujours déjà là, c’est  la parole qui est invention et liberté. Pour user librement de la langue, en faire un usage créateur, il faut cesser d’être dans une seule langue, il faut au moins savoir qu’il existe «plus d’une langue» B. Cassin, plus d’une manière de parler et de dire le rapport au monde et à autrui, au temps, au passé, à la terre et aux humains qui l’habitent, et si possible il faut pouvoir parler et peut-être écrire au moins une autre langue que la sienne  pour cesser de sacraliser la langue et l’origine.

 

Esquisse de conclusion:

Si le deuil de l’origine apparaissait d’abord à la fois nécessaire et impossible, c’était à cause de la confusion entre histoire et récit des origines. Cette confusion génère la myopie et même l’aveuglement politique, inhibe l’action et a pour conséquence l’arrogance d’une identité violemment inhospitalière. Les récits des origines sont des fictions littéraires (il y a une littérature orale) et au-delà de leur poésie intrinsèque, ils sont un moyen de penser et de se penser.


Claudine Fabre - Biarritz, Café-philo - décembre 2017

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