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Dialogue et reconnaissance café philo Biarritz 22 février 2017

     Comme chaque été j’étais à Lagrasse, au mois d’août avec Maïté et Gérard, au Banquet du livre, manifestation philosophique et littéraire organisée par les éditions Verdier depuis de très nombreuses années. Le thème était «Ce qui nous sépare, ce qui nous relie». Question d’une urgence absolue. Les hommes et les femmes franchissant plus ou moins légalement nos frontières, débarquant sur les côtes méditerranéennes de l’Europe voient souvent leur humanité réduite à leur situation de «migrants», «réfugiés», objets d’une compassion humanitaire parfois teintée d’une certaine condescendance ou bien perçus comme des «envahisseurs» provoquant le rejet voire la violence, la crispation narcissique sur une identité imaginaire (comme l’est toute identité). L’étranger nous devient proche, mais toujours étranger, malgré les barbelés, les frontières, et les accords destinés à le contenir en deçà, il pénètre nos villes, en peuple les alentours, s’installe provisoirement ou non dans des lieux improbables. S’y invente un vivre-ensemble inédit dans une hybridation aléatoire de cultures diverses et plus ou moins souhaitée, plus ou moins contrainte de celle du pays d’accueil dont beaucoup de ses habitants n’en veulent rien savoir. Entrer en dialogue relève non seulement de la prudence politique car la violence couve, éclate parfois, mais aussi et d’abord d’un devoir imposé par notre commune appartenance à l’humanité.

Mon propos d’aujourd’hui est de montrer comment et en quoi le dialogue et particulièrement le dialogue philosophique est reconnaissance d’autrui, et quelles sont les modalités de .cette reconnaisance

 

Je commencerai par distinguer le dialogue de la conversation et du débat, la seconde partie sera consacrée à l’art de conférer selon Montaigne, et la troisième à la relation à autrui dans le dialogue philosophique chez Platon et Tchouang tseu.

 

I. Conversation, débat, dialogue, dissymétrie de la relation à autrui.

I.1. Dialogue est un mot grec formé du préfixe dia, qui signifie à travers, et de logos discours, calcul raison. Le dialogue c’est la rencontre avec un ou plusieurs autres dans l’élément de la parole. dialoguer c’est  parler avec un ou plusieurs autres pour résoudre une difficulté, pour parvenir à un accord. En effet ce n’est que dans le langage que les hommes peuvent s’entendre. Ce qu’on appelle dialogue silencieux, échanges de regards, de mimiques, de sourires, suppose une parole préalable ou au moins une explicitation ultérieure pour ne pas donner prise au malentendu.

En quoi le dialogue se distingue de la conversation

I. 2.  On peut, avec Ali Benmakhlouf: «La conversation comme manière de vivre»  Albin Michel- voir dans le dialogue un cas particulier de la conversation qui comme le suggère son étymologie consiste à se tourner vers autrui, il se distingue cependant de la conversation ordinaire, ludique, à bâtons rompus, qui ne se préoccupe pas de poursuivre un objectif quelconque, seulement d’entretenir un lien avec les autres par la parole et qui participe du divertissement. Le propos peut n’être que l’occasion d’une rencontre sociale sans conséquence, et même s’il s’y dit des choses importantes, graves, définitives parfois, on ne s’y apesantit pas, c’est comme en passant, sans l’avoir cherché.  Le degré d’engagement des participants dans la conversation y est variable et provisoire, on ne soucie pas de la faire aboutir, elle peut s’interrompre sans s’achever, reprendre plus tard. Chacun peut s’en retirer à tout moment, modifier son cours ou en infléchir librement le propos. La reconnaissance de l’autre y est nécessaire mais peut être de pure forme, superficielle, ou au service d’une ruse qui masque l’intention de manipulation. En ce cas le protagoniste sait d’avance où il va amener l’autre dont il s’agit d’extorquer l’accord par des artifices rhétoriques. Le partenaire est alors asservi aux intérêts ou aux passions de son interlocuteur, appréhendé sur le mode utilitaire à la façon des choses, ignoré en tant qu’autrui. Ou encore celui à qui je dis «tu» peut être ramené à un simple déversoir de ce que je prends pour une pensée, d’un récit satisfait que je me fais à moi-même, au miroir qui m’est indispensable pour donner une consistance illusoire à un moi toujours précaire. Dialogue apparent, soliloque réel d’une pensée autiste.

Dans les deux cas cela revient traiter l’autre comme un pur moyen, à instaurer  la dissymétrie  d’une relation de pouvoir qui méconnait l’autre comme liberté. Cet autre n’est pas davantage reconnu comme tel dans la plupart des relations sociales ordinaires où l’égalité formelle exigée au départ ne désigne que la stricte interchangeabilité des positions. Au mieux on est dans l’échange commercial, la recherche d’une stricte équivalence du don et du contre-don, le calcul boutiquier, ou encore le contrat démocratique où le citoyen est nécessairement considéré comme une abstraction, la fraction d’un nombre entier disait Rousseau.

I.3. Il faut aussi distinguer le dialogue du débat qui est l’affrontement entre deux thèses incompatibles. C’était le cas de la disputatio scholastique. Il s’agissait d’un exercice permettant de progresser vers l’établissement d’une vérité où le maître donnait in fine une réponse éclairée à la question débattue après que deux étudiants désignés par lui avaient, l’un exposé une thèse tandis que l’autre s’était efforcé de la réfuter. Les débats qui envahissent nos écrans et qui font rage sur la toile présupposent aussi la reconnaissance d’une égalité et d’une symétrie des positions de départ, mais il ne s’agit en aucun cas de progresser avec et grâce à l’autre vers une vérité dont un tiers serait le garant. Le but recherché est d’avoir le dernier mot, d’obtenir la capitulation du partenaire, de le réduire au silence par des artifices rhétoriques dont l’intimidation fait partie. Le débat qui peut être, qui est toujours en partie une lutte pour la reconnaissance, est aussi le moyen de s’assurer un pouvoir, de s’affirmer aux dépens de l’autre, jusqu’à s’en prendre à la personne de façon ouverte ou masquée. Souvenons-nous de la bassesse des attaques dont Simone Veil fut l’objet lorsqu’elle défendait sa loi autorisant l’avortement. Dans le livre 1 de la République, par exemple, Thrasymaque, au lieu de répondre à Socrate lui dit que sa nourrice ne l’a pas suffisamment mouché et se met tellement en colère qu’il fait peur aux participants et à Socrate lui-même. Il est «comme un lion prêt à bondir» nous dit Platon.

I. 4.Le dialogue met en jeu la subjectivité

Au contraire le dialogue atteint son but lorsque les participants tombent d’accord -au moins provisoirement- sur la vérité d’une proposition ou le bien fondé d’une décision.  La deuxième partie du Gorgias met aux prises le rhéteur Polos, et Socrate sur la question de savoir si la vie de l’homme juste est préférable à celle de l’homme injuste. Socrate explique à Polos que la seule preuve qui vaille à ses yeux c’est l’accord de Polos lui-même: «Tu te mets à me réfuter comme les rhéteurs au tribunal...on présente  un bon nombre de témoins, très bien vus de tout le monde, tandis que la cause adverse, elle, n’a qu‘un seul témoin, sinon aucun. Ce genre de réfutation n’a aucune valeur pour la recherche de la vérité... moi, je ne suis pas d’accord avec toi, même si je suis le seul à ne pas l’être. Tu ne peux pas me forcer à être d’accord... avec tous les faux témoignages que tu présentes contre moi tu essaies de me déposséder de tout mon bien: la vérité. Quant à moi, si je ne parviens pas à te présenter, toi en personne comme mon unique témoin, qui témoigne pour tout ce que je dis, j’estime que je n’aurai rien fait...pour résoudre les questions. Et j’estime que toi non plus tu ne fais rien pour les résoudre si moi, je ne suis pas le seul à témoigner en faveur de ce que tu dis, et si tu n’envoies pas promener tous tes autres témoins». la voix de la majorité  peut clore un débat, mais n’a pas lieu dans un dialogue. Contrairement au débat celui-ci  fait cheminer les participants vers une vérité reconnue comme telle par la conscience de chacun et non imposée du dehors, il est une relation où chacun se reconnaît lui-même et reconnaît l’autre comme sujet capable d’élaborer du sens, de penser.

La reconnaissance d’autrui comme source de la parole. La dissymétrie de la relation à autrui. Levinas

I.5. Pour qu’un véritable dialogue puisse avoir lieu, une conversion au sens étymologique (se tourner vers) doit se produire. Elle est l’ouverture à autrui.

Je cesse de chercher à agir sur lui par la parole, je lui reconnais le pouvoir de dire, je ne suis plus l’origine souveraine de l’expression. Cette conversion est la prise de conscience que la parole n’a pas sa source en moi. Si le langage est commun, instaure un monde commun, s’il fonde la communauté des êtres parlants, la parole est singulière, elle n’est pas d’abord communication mais expression. C’est ce que montre Emmanuel Lévinas. -accessible à tous un livre d’entretiens avec Philippe Nemo, Ethique et infini-. Le sens me vient d’autrui. Le visage d’autrui face à moi est d’abord expression et signification. Il est signifiant par sa seule présence. Le discours a son commencement à partir d’autrui, d’emblée, par son origine il me dépasse. Il me vient «d’en haut», de ce visage qui s’expose et s’impose à moi, qui court le risque de la blessure et de la mort (Autrement qu’être). C’est le visage d’autrui qui est parole et qui s’adresse à moi. Dans ce face à face, ma liberté devient timide, renonce au pouvoir sur l’autre, à son utilisation et se reconnaît comme responsabilité au service de. Cette reconnaissance d’autrui est dissymétrique, autrui est relativement à moi dans une position de surplomb non en vertu d’une autorité quelconque mais parce qu’en tant qu’humain, je ne peux m’y dérober. Poussant cette asymétrie de ma relation à autrui Lévinas évacue le dialogue au profit de la parole magistrale, de la parole enseignante, non sans connotation religieuse, car l’ouverture au visage d’autrui est ouverture à l’infini. Mais en ce cas, s’il est bien le lieu de l’accord et de la paix entre les subjectivités, on conçoit mal comment il peut être celui de la recherche de la vérité.

 Certes, il y a une expérience vécue de la dissymétrie dans le dialogue qui, nous l’avons vu n’est pas débat ou discussion. Je peux m’abstenir de répondre, simplement écouter, je peux aussi être frustrée d’une réponse qui ne vient pas ou alors pas comme je l’attendais, décalée par rapport à ma demande, je peux alors ne pas me sentir reconnue. Mais si je  ne succombe pas à la tentation du repliement sur soi provoqué par la blessure narcissique qui me fait sortir du dialogue, ce silence devient un espace de liberté où je cesse d’attendre une approbation, une objection dont les termes correspondraient tellement à mon attente qu’ils combleraient le vide où peut se déployer la pensée. Le silence de l’autre s’il n’est pas la marque de son mépris ou de son refus de reconnaissance, m’offre la possibilité d’un retour sur moi, sur mon questionnement lui-même, pour l’approfondir, ou mieux l’orienter ou m’apercevoir de sa vanité. Il reste que cette solitude peut être difficile à vivre et le doute qu’elle génère parfois insoutenable, nous aspirons à en sortir, nous désirons la réciprocité dans nos relations avec autrui. Mais comment penser -et vivre- une réciprocité qui ne se confonde pas avec la pure réversibilité des positions, qui ne réduise pas l’échange à de l’utilitaire pur, qui échappe  à la recherche d’une équivalence comptable du don et du contre-don?, d’une égalité structurée en miroir?

La présence à autrui dans le dialogue

I.5 Prendre la parole, c’est dire «je» (implicitement ou non, aucune importance) et s’adresser à un «tu». Enoncer le «Je» le fait surgir et fait surgir un «tu» face à lui (Benveniste). Et il n’ y a véritablement dialogue que si «je» et «tu» sont en présence l’un de l’autre. Le temps du dialogue c’est le présent. Le «je» est toujours au présent, toujours en acte, sans contenu assignable. C’est le pronom sujet sur lequel les philosophes n’ont cessé de s’interroger, suivis par les psychanalystes. Peut-être dans ce qui est nommé ordinairement dialogue seuls certains moments mériteraient cette appellation, ceux où à la fois attentif, (ve) à moi je prends en compte la présence de l’autre, pas de n’importe quel autre, mais de cet autre qui est là devant moi offert dans toute sa singularité. C’est dans cette actuelle présence réciproque des corps parlants que la pensée s’éveille et progresse. Et il n’y a rien de plus facile que de s’y soustraire, en se perdant dans sa propre pensée, dans ses souvenirs ou ses émotions, on soliloque «en présence de...» ou simplement en se laissant aller aux expressions et aux pensées toutes faites,  qui ne signifient plus rien à force d’avoir été employées, comme une pièce de monnaie dont l’effigie est usée à force d’avoir servi. L’autre est alors un «cela», un tel ou une telle, cerné par des repères sociaux ou autres plus ou moins conscients, occupant une place que n’importe qui peut tenir dans le scénario répétitif et figé qui construit mes relations avec autrui au lieu d’être un regard, une voix, un visage uniques offerts dans leur singularité avec qui «je» et «tu» peuvent s’échanger dans le présent de la parole. Il va bien sûr y avoir dans le dialogue des moments de rappel, de récapitulation ou d’anticipation: «rappelle-toi, nous avons dit, nous y reviendrons tout à l’heure, etc...» et mais la vie du dialogue échappe à la prévision, le présent se déplace, nul observateur extérieur ne peut deviner vers quoi s’achemine un dialogue véritable, on a fait cette remarque à propos des dialogues de Platon. Parler vraiment c’est être attentif à l’autre en même temps qu’à soi et au langage.

 

Nul mieux que Montaigne n’a montré comment le dialogue vivant s’invente hors des repères, défait ce qui était figé, donne leur sens aux mots, ménage cet espace de rencontre entre un «moi» changeant, incertain de lui-même, et de ses frontières et l’autre qui lui fait signe.

 

 

II. L’art de conférer selon Montaigne

II. 1 Le terme de «conférence» employé par Montaigne dans le chapitre VIII du livre 3 des essais est à peu près synonyme de conversation, mais Montaigne veut une conversation suivie, qui ne s’écarte pas de son objet dont les «bergers et enfants des boutiques» donnent l’exemple, «leur tumulte et leur impatience ne les dévoyent pas de leur thème, leur propos suit son cours...s’ils ne s’attendent pas, au moins ils s’entendent». Il faut que le débat soit conduit avec ordre, c’est à dire qu’on n’y lâche pas son sujet, qu’on ne s’y perde pas dans des digressions infinies, qu’on y évite la colère même contre les idées car elle devient vite colère contre les hommes, qu’on se garde également des confusions, de l’injure, des fausses querelles, et qu’on ne s’y réfugie pas dans des formules dont la généralité les prive de sens, qu’on ne se perde pas dans sa propre pensée au lieu de suivre la pensée de l’autre. On le voit, ce que Montaigne entend par conférence relève à la fois  du débat et du dialogue. Et parlant du plaisir trouvé à la «dispute» Montaigne reste préoccupé de la justesse de la pensée et de la recherche de la vérité, il amorce une réflexion sur le dialogue philosophique qui fera l’objet de notre troisième partie.

« Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit est la conférence»,  et elle procure un plaisir si vif que Montaigne qui préfèrerait perdre la vue et l’ouïe que le parler est capable de s’y livrer une journée entière pourvu que ce soit avec «une âme forte et un rude jouteur», «rien n’est plus ennuyeux que l’unisson où l’esprit s’abâtardit  par l’échange avec des esprits bas et maladifs».

II. 2. Il faut aimer la contradiction

L’amour de la contradiction est le thème essentiel du propos de Montaigne. Pourquoi faut-il l’aimer? D’abord c’est par elle que l’esprit s’exerce. Elle a l’amitié pour première condition «une amitié forte et virile...qui se flatte en l’âpreté et la vigueur de son commerce comme l’amour à morsures et égratignures sanglantes.» La rivalité, non seulement en fait partie, mais elle y est nécessaire «La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même». Bien plus, plaisanter les défauts des uns et des autres fait partie du jeu. Si la plupart dans ce cas se mettent en colère ils montrent pas là leur faiblesse et leur impatience alors que «nous nous avertissons mutuellement de nos défauts «dont nous pinçons parfois les cordes secrètes». En ce cas, «je baisse joyeusement les oreilles et j’endure la revanche». Ces pointes qui dans un contexte moins amical auraient provoqué un duel -selon les moeurs de l’époque que Montaigne condamne absolument- sont ici l’occasion de se corriger mutuellement dans le plaisir. Et s’il faut commencer par subir la «punition» de sa propre conscience nous ne devons pas cependant renoncer à avertir autrui.

 

 

II.3. La contradiction n’est fructueuse qu’entre égaux

La joute procure une excitation joyeuse qui réveille l’esprit mais cela ne suffirait pas à justifier l’importance que Montaigne lui accorde. Le débat se ramènerait à un jeu somme toute bien superficiel. Platon disait déjà que les jeunes gens qui prennent plaisir à s’affronter sans fin se comportent comme des jeunes chiens qui s’amusent à mordre et à déchirer sans profit aucun et qu’il ne faut pas leur permettre de s’engager dans des discussions philosophiques tant qu’ils ne sont pas capables de plus de gravité. Je devais parfois calmer mes élèves pour qui le plaisir du jeu verbal pouvait l’emporter sur le sérieux de la question débattue. La vivacité de la discussion y gagnait mais la qualité des arguments en pâtissait.

Cependant l’esprit s’affaiblit lorsqu’il ne rencontre pas d’opposition. Non seulement le plaisir de la conférence perd de son intérêt, mais l’admiration de ceux qui n’osent pas vous contredire, ou n’en sont pas capables nuit à celui qui ne trouvant pas d’adversaire à sa taille manque d’exercice.  «C’est un plaisir fade et nuisible d‘avoir à faire à des gens qui vous admirent et vous fassent place».  et encore: «je cherche à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment que de ceux qui me craignent...» Montaigne se refuse absolument à faire usage de l’argument d’autorité tout comme il refuse évidemment de se soumettre à ceux qui remplis de leur importance vous assomment de leur expérience. «je hais toute forme de tyrannie, et la parlière, et l’effectuelle». La liberté de l’échange dans la conférence a pour présupposé la reconnaissance de l’égalité des protagonistes et la symétrie des positions dans la discussion.

II.4. Mais la contradiction est d’abord en nous-mêmes.

L’imagination «se contredit et se condamne» D’un moment à l’autre nous changeons, nous ne sommes plus les mêmes, nos opinions, nos goûts se modifient, s’altèrent. Aussi l’opiniâtreté, qui consiste à s’enferrer dans une croyance douteuse -et elles le sont toutes- est une forme de bêtise qui se manifeste chez ceux qui sont incapables d’accepter d’être contredits «je romps avec celui qui est si impérieux qu’il prend comme une injure qu’on résiste à le suivre».  Nous sommes le lieu d’une instabilité permanente et c’est pour cela qu’aucune de nos opinions ne vaut qu’on s’y attache au point de ne pouvoir s’en défaire, et c’est aussi pour la même raison que jusqu’aux plus incertaines toutes doivent être considérées y compris «les superstitions d’une vieille si rien de plus ferme ne vient les contrebalancer dans notre esprit». Et nous devons savoir gré aux autres de nous contredire et les y encourager: «j’ai souvent changé en mes écrits... pour gratifier l’autre de la liberté qu’il prend de me corriger par la facilité avec laquelle je cède même à mes dépens».

La crainte, l’admiration, la bêtise -si l’on a à faire à des sots, «il n’y a rien à tirer d’une souche», ou la timidité mais surtout le manque de courage font que les hommes n’osent pas contredire. Car le courage de contredire implique celui d’accepter d’être contredit. Quel est ce courage?  Pas celui de subir l’humiliation, d’avoir le dessous dans le combat, de se soumettre au pouvoir de l’autre, il ne s’agit en rien de souffrir vaillamment l’atteinte narcissique infligée par autrui. Au contraire, lorsqu’il doit rendre les armes à un partenaire plus fort que lui, bien loin d’être blessé Montaigne en tire un motif de fierté car c’est sur lui-même qu’il remporte une victoire, c’est lui qu’il «plie» dans une souveraine maîtrise de soi. Ce n’est pas à l’autre qu’il se soumet mais à lui-même, à sa propre raison qui reconnaît les raisons de l’autre. Le plus grand succès n’est pas celui de son interlocuteur mais celui qu’il remporte sur lui-même.  «Je me sens bien plus fier de la victoire que je gagne sur moi quand, en l’ardeur même du combat je me fais plier sous la force et la raison de mon adversaire que je ne me sais gré de la victoire que je gagne sur lui par sa faiblesse.» Phrase étonnante pour qui campe obstinément et bêtement dans son ego.

II. 5. Si une raison d’accepter la contradiction se trouve dans l’impermanence de notre être, si nous n’avons pas de véritable raison de préférer une opinion à une autre, on pourrait en conclure que la «conférence», la conversation, le débat, le dialogue philosophique est sans utilité aucune et qu’un sceptique conséquent devrait préférer le silence. A quoi bon débattre si rien n’est vrai? A quoi bon discuter des opinions si elles se valent toutes, si l’on ne peut jamais décider que, provisoirement du moins, l’une  est à soutenir plutôt que l’autre?

Il y en réalité une raison plus profonde d’aimer la contradiction c’est que «nous sommes nés pour chercher la vérité». Si nous débattons, si nous dialoguons c’est pour être fidèles à cette vocation native qui nous fait un devoir de «la posséder à une plus grande puissance» entendez autant qu’elle est à notre portée. C’est l’amour de la vérité qui doit nous amener à céder aux raisons de l’autre quand elles sont meilleures que les nôtres. Nos opinions sont changeantes, notre science incertaine et la vérité n’est pas révélation divine. «Le monde n’est qu’une école d’inquisition», de recherche. C’est dans et par le dialogue qu’a lieu de cette recherche. Et c’est ce goût pour la vérité qui paradoxalement explique le scepticisme de Montaigne et sa facilité à «rendre les armes dans le débat». «je la (la vérité) festoye et la caresse en quelque main que je la trouve» . Et ce qui est important, ce n’est pas de rencontrer par hasard une vérité, ou de restituer sottement la vérité d’un autre ou encore de l’accepter parce qu’on vous l’impose «d’une trogne impérieuse et magistrale», mais de la chercher avec méthode, compétence et sincérité, dans un discours bien conduit. C’est la manière qui importe, non la matière.  C’est à sa façon de chercher le vrai que l’on peut juger d’un homme. Car le sot aussi peut dire vrai, mais par hasard, sans l’avoir cherché et il va le dire sottement.  Il ne pourra pas en rendre compte. Cependant la colère contre la sottise dont Montaigne s’accuse participe d’une sottise aussi grande et nous avons à nous interroger sur ses véritables raisons. Quand elle nous affecte c’est le plus souvent à nous-mêmes que nous en voulons car «nos yeux ne voient rien derrière», nous sommes aveugles à notre propre bêtise.

 La «conférence» est donc bien le meilleur des exercices de l’esprit. Le dialogue est bien le lieu d’éveil de la pensée dans un écart à soi qui passe par l’autre.

                  

III  Le dialogue philosophique 

III 1. Le dialogue est le lieu de recherche de la vérité et c’est pour cela qu’il est la forme privilégiée de la recherche philosophique. Vous connaissez la signification du mot grec de philosophie, philo, j’aime, sophia la sagesse, et la sagesse est non seulement l’art de bien conduire sa vie mais aussi amour pour la vérité. Or, ce qu’on aime, si on l’aime, c’est qu’on ne le possède pas c’est pourquoi l’amour est philosophe, cf. Platon, Le Banquet et le dialogue philosophique une quête. La philosophie est dès le début une pratique du dialogue dont l’écrit garde la trace. Et cela pas seulement en Grèce, mais en Inde -ref. L’Inde pense-t-elle? de Guy Bugault grand universitaire spécialiste de la pensée indienne mort en 2002- et en Chine. 

Le dialogue chinois et le dialogue platonicien

III. 2. On ne sait pas exactement ce qui est proprement de Tchouang Tseu dans le livre intitulé «le Tchouang Tseu» ou dans une autre traduction «Les oeuvres de Maître Tchouang» -Editions de L’ENCYCLOPÉDIE DES NUISANCES-. On y voit intervenir aussi Lie tseu, Lao tseu,  et d’autres, mais la plupart de ces écrits sont des dialogues, de forme assez différente il est vrai des dialogues platoniciens. Une comparaison détaillée sortirait du cadre de cet exposé, et serait d’ailleurs bien au-delà de ma compétence. Toutefois, pour risqué qu’il soit, un certain rapprochement me semble possible quant au résultat atteint lorsque le dialogue aboutit, c’est à dire qu’il n’est pas interrompu par la colère ou la peur ou l’entêtement d’un des protagonistes et il me semble qu’il peut nous permettre d’avancer dans la compréhension de ce qu’est un dialogue philosophique.

III. 3. Dans le dialogue chinois la question est déplacée.

Les dialogues rapportés dans le Tchouang Tseu mettent en scène la rencontre entre deux personnages, réels ou imaginaires parfois, aux noms fantaisistes ou évocateurs, -Général de nuages, Confusion, Edenté etc-. L’un des deux, qui est aux prises avec certaines difficultés, souvent liées à l’exercice d’un pouvoir quelconque a besoin de l’aide d’un autre bien que parfois il ignore ce besoin. Cet autre se retrouve ainsi en position de  «sujet supposé savoir» comme dit Lacan. Interrogé, il ne répond pas directement à la question, mais raconte une histoire, un fable qui déplace le propos en faisant appel à l’imagination ex Billeter p. 19 -Etudes sur Tchouang tseu- Ce décalage en jetant d’abord la confusion dans l’esprit de l’interlocuteur permet d’envisager la question sur un autre plan si bien que la réponse vient d’elle-même, et produit une transformation dans l’âme comme nous le raconte l’histoire du prince et de l’ermite.

Le prince qui reçoit la visite de l’ermite le prend d’abord de haut car il pense que l’ermite vient le voir parce qu’il s’ennuie dans sa solitude. En réalité c’est le prince qui  s’ennuie, -nous dirions aujourd’hui qu’il est dépressif- aucun des sujets de conversation que lui propose son premier ministre ne le distrait de sa tristesse. L’ermite va simplement parler au prince de chevaux et de chiens -une conversation ordinaire- et le faire rire. L’ermite ne s’adresse pas au prince comme détenteur du pouvoir, mais simplement comme homme, et c’est ce rappel de la vérité de sa simple condition humaine qui va guérir le prince. Au premier ministre qui s’étonne de le voir réussir là où lui-même échouait, l’ermite explique que depuis longtemps le prince n’avait pas entendu la parole d’ «un homme vrai». Du même coup il guérit aussi le ministre que le pouvoir du prince aveuglait.

 Dans certains cas, cette transformation, acceptée ou refusée peut être très brutale, provoquer une véritable crise intellectuelle et morale, le protagoniste, bouleversé peut s’enfuir à toutes jambes, rester cloîtré chez lui pendant trois mois, abandonner le pouvoir s’il s’agit d’un prince. Le dialogue chinois traite obliquement la question posée, et ce détournement déstabilise son interlocuteur.

III. 4. de même dans le dialogue platonicien

C’est aussi cette déstabilisation que produit le questionnement réglé de Socrate lorsque le protagoniste, mis en face de l’absurdité des conséquences de l’opinion qu’il soutenait d’abord avec assurance est forcé d’en reconnaître la confusion. ex: le Grand  Hippias dont je résume à grand traits la démarche. Le sophiste Hippias magnifiquement vêtu se fait apostropher par Socrate qui lui fait remarquer au passage que sa parure témoigne du prix élevé qu’il fait payer pour ses leçons... Hippias se prépare à faire un discours sur la beauté, il sait donc ce qu’est le beau, et Socrate veut en être instruit. Suit un échange où en réponse aux questions serrées de Socrate, les réponses d’Hippias révèlent leur inconséquence. Socrate l’amène à reconnaître que si le beau caractérise  une jeune fille, comme le dit Hippias, il en va de même pour une jument, une marmite, une mouvette en bois de figuier etc, Les définitions proposées par Hippias ne tiennent pas, il faut donc chercher ailleurs et autrement. Pour éviter de l’irriter car il met sérieusement en question sa morgue de sophiste, Socrate -tout aussi rusé que Tchouang tseu- feint d’avoir été lui-même interrogé par un étranger à la façon dont il interroge présentement Hippias. Mais le dialogue échouera à définir le beau, ce que Socrate reconnaîtra, tandis qu’Hippias, un moment déconcerté, qualifie l’entretien précédent de «broutilles verbales et de sornettes»...refuse le questionnement et part faire son discours, assuré de son savoir pourtant sérieusement mis à mal.

5. Qu’en est-il de la place de l’autre dans le dialogue chinois ou grec? on a vu que dans le dialogue évoqué plus haut, la transformation heureuse de l’humeur du prince avait été provoquée par la parole d’un «homme vrai». Si la position des interlocuteurs est dissymétrique et c’est la condition même pour qu’il y ait dialogue, celui-ci ne peut cependant avoir lieu qu’entre égaux, et dans Le Tchouang tseu un passage raconte qu’alors que l’amputation était souvent le châtiment d’un crime et provoquait donc un mépris considéré comme légitime, l’amputé  Chen t’ou- Tsia qui suit l’enseignement du même maître que le premier ministre lui est égal en dignité et n’a pas à lui céder le passage. En effet, au contraire du ministre arrogant leur maître commun n’a jamais considéré Chen t’ou Tsia comme son inférieur. Billeter p. 48 Ailleurs, Confucius s’exclame: «Cela faisait longtemps que je résistais à la transformation, et dire que je voulais transformer les autres!» La parole efficace ne peut l’être que dans un renoncement à l’exercice d’un pouvoir sur autrui. Par ailleurs le pouvoir en soi est mauvais car il résulte du notre refus de nous ouvrir au changement dans notre rapport à autrui. JF Billeter.

  1. 6. Les dialogues platoniciens sont de véritables dialogues.

Si dans les dialogues dits socratiques, ceux de la première période, les interlocuteurs de Socrate interviennent souvent, objectent, proposent, on a parlé de monologues déguisés à propos des dialogues suivants, la forme dialoguée relèverait uniquement de la composition littéraire, pur mode d’exposition de la pensée de Platon. Un de mes professeurs parlait de «l’imbécile de service» qui se contente d’opiner «oui, par Zeus ou par le chien», les interjections, approbations ou fausses interrogations seraient de simple ponctuations du discours dont on pourrait croire à première vue que la seule utilité est d’aérer un peu la longueur des développements. Mais on peut faire une lecture plus précise, qui prend au sérieux l’écriture de ces dialogues, qui pense que les ponctuations du discours de Socrate ne sont pas de simples ornements littéraires, mais qu’elles ont ont une véritable fonction dans le texte. En réalité  c’est tout le discours de Socrate qui est commandé par ces interventions du disciple, la structure du dialogue est construite relativement au disciple qui écoute et intervient. La parole de Socrate n’a de sens que parce qu’il s’adresse à  Glaucon ou un autre, qui avance comme il peut poussé par l’amour. Je me contenterai d’une citation que vous connaissez tous. Il s’agit de la célébrissime Allégorie de la caverne dont nous allons d’ailleurs reparler. Socrate vient de décrire la situation des prisonniers tournés vers le mur du fond et qui prennent pour la réalité les ombres d’objets qui défilent dans leur dos. Heidegger s’attarde sur la réflexion de Glaucon: «voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers». C’est parce qu’il est, comme nous tous étranger à sa propre situation, aveugle sur son propre aveuglement que Glaucon, déstabilisé ne se reconnaît pas dans le tableau que lui présente Socrate ce qui conduit ce dernier à détailler tous les éléments de cet univers complexe de la caverne et à en donner ensuite la signification. Si c’est le disciple qui fait le maître disent les orientaux, c’est l’interlocuteur de Socrate qui le fait philosophe, pas de philosophie sans dialogue, pas de philosophie sans adresse à un autre, sans qu’elle suppose un interlocuteur qui approuve, questionne ou objecte. C’est de l’autre que le philosophe tient sa reconnaissance comme philosophe et le dialogue suppose l’asymétrie de la relation, il ne se maintient que par elle.

 

  1. 6. Le dialogue n’aboutit pas à la découverte d’une vérité positive mais à une conversion.

Quoi qu’il en soit, malgré parfois leur attente, ce n’est pas en possession d’une vérité positive que s’en retourneront les protagonistes. Beaucoup de différences certes entre les philosophes grecs et chinois, mais chez les uns comme chez les autres, le dialogue abouti se termine par la conversion du disciple  et une invitation à la vie bonne ex: Confucius Lao Tseu (Billeter p.24 et 25) parfois exprimée par un mythe chez Platon mythe d’Er livre X de la République, ou le mythe du jugement des morts dans le Gorgias qui tous deux montrent qu’une vie examinée selon la justice est une vie justifiée pour reprendre le titre d’un des derniers articles de Paul Ricoeur. C’est à cet examen qu’invite la philosophie et la rencontre dans le dialogue est le lieu de cet examen. Au bout du compte il s’agit toujours de savoir quelle est, quand on est homme, la juste manière de vivre, accordée à notre condition humaine. Tous les thèmes des dialogues s’y rapportent. Et cette condition est celle d’un corps parlant en relation avec d’autres. Dans cette relation particulière qu’est le dialogue, la singularité de chacun rencontre celle de l’autre. Dans cette rencontre chacun se dévoile pour ce qu’il est à travers ses questions et ses réponses, ses compréhensions ou incompréhensions, ses doutes ou ses certitudes. La question «qui es-tu?» est sous-jacente au dialogue. Il ne s’agit pas d’inquisition psychologique, encore moins d’une invitation à un épanchement pathologique, indiscret ou obscène, cette question porte sur l’éthique. Chez Platon par exemple, dans le Gorgias: quel genre d’homme es-tu toi qui prétends que la justice et la force sont une seule et même chose? qui es-tu toi qui méprises les faibles, te refuses à la pitié, qui érige la jouissance en valeur suprême? Et Socrate tire la conséquence inévitable des réponses des réponses de Calliclès puisqu’il ne veut que jouir, Calliclès est semblable à un pluvier, cet oiseau qui passe son temps à se remplir et à se vider, qui mange et qui fiente en même temps. De même chez Tchouang tseu l’effet déstabilisant produit par le dialogue révèle à quel type d’homme on a affaire selon qu’il s’enfuit à toutes jambes ou qu’après un temps de retrait il accepte de changer de vie comme le prince qui décide d’abandonner le pouvoir. Le dialogue est interrogation réciproque qui fait de chacun le sujet de sa pensée et de sa vie.

 Quant au savoir, c’est en réalité d’un non savoir dont il s’agit. Selon les textes chinois, du Tao on ne peut rien dire car toute parole est déterminante et la Voie est précisément l’indéterminé en tant que tel. Si elle irrigue tout elle-même échappe à la prise. Et vous connaissez tous le «je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien» rapporté par Platon dans l’Apologie, le récit du procès de Socrate devant les juges d’Athènes- Cet aveu d’ignorance se retrouve aussi chez Tchouang tseu: «Edenté demanda à Wang Pivot du Ciel: Savez-vous s’il existe quelque chose qui fasse l’unanimité?

-Comment le saurais-je?

-Savez-vous ce que vous ne savez pas?

- Comment le saurais-je?

-Alors, on ne peut rien savoir de rien?

-Comment le saurais-je?»

Ne pouvant pas savoir ce que je sais, je ne peux pas non plus savoir ce que je ne sais pas, le savoir s’ignore lui-même. Telle est la leçon ultime, grecque ou chinoise, un non savoir qui se connaît lui-même comme tel.

Si les philosophes sont les amis de la vérité, il ne s’agit pas d’une vérité idéale dont la possession garantirait un savoir absolu et surplombant. Celle-ci n’aurait nul besoin du dialogue mais ferait l’objet d’une révélation qui pourrait donner lieu à une initiation           -nous sortirions alors du domaine de la philosophie pour entrer dans celui de la mystique- ou se transmettre dans une parole magistrale. En réalité c’est à la vérité de la condition humaine que mène le dialogue bien conduit. La reconnaissance de cette vérité va transformer l’élève, le convertir, l’inviter à un retournement, et du même coup annuler la différence entre le maître et le disciple. Et cela qu’il s’agisse chez Platon de se détourner des ombres de la caverne, c’est à dire des apparences auxquelles nous enchaînent nos passions et nos préjugés et que nous prenons pour la réalité ou comme le dit Tchouang Tseu avec l’humour qui le caractérise de «marcher sur les mains pour voir le monde à l’endroit» ce qui revient au même. Les ombres de la caverne sont bien l’envers de la réalité qui est dans le dos des prisonniers. Mais eux pensent que celui qui s’est retourné a l’esprit dérangé. Si le disciple opère véritablement cette mutation le rapport à soi, aux autres, au monde va s’en trouver transformé. Et chez Platon comme chez Tchouang Tseu, c’est en termes d’éveil que cette conversion est décrite. Celui chez qui elle ne peut s’accomplir passe sa vie entière comme en songe, nous dit Platon et va chez Hadès (dieu des Enfers dans la mythologie grecque) dormir de son dernier sommeil sans jamais s’être réveillé.

 

Deux remarques pour terminer:

Dans le Théétète Platon définit la pensée ainsi: «questionner, répondre, juger silencieusement» penser, c’est dialoguer intérieurement. Il n’y a pas de pensée sans sans interrogation de soi par soi, c’est à dire sans écart à soi, sans faire place à un autre en soi. Dans la deuxième Méditation, celle de la découverte pourtant la plus solitaire qui soit, celle du cogito, Descartes avance par questions et réponses. Et même si ce n’est pas le ton employé par tous les philosophes, si certains, Spinoza ou Kant par exemple, sont dans la démonstration, il reste que celle-ci n’a de sens que relativement à une question posée et suppose donc la reconnaissance d’un autrui qui interroge. Le dialogue est au départ de tout effort de connaissance et de pensée. La pensée philosophique même solitaire est un dialogue différé. La lecture philosophique aussi participe du dialogue, pour lire vraiment il faut avoir appris à interroger un texte, et à travers le texte un auteur sinon on lit le texte ou le livre ou même tous les livres de l’auteur comme on visite un monument de façon plus ou moins détaillée, plus ou moins savante, plus ou moins informée mais ça reste une sorte de tourisme intellectuel, ce n’est pas lire en philosophe, d’une lecture qui va vous changer.

 

L’autre point est que le dialogue, recherche commune, dépassement de soi dans le reconnaissance non violente de l’altérité de l’autre et de sa qualité de sujet pensant et libre, examen décidé de ce qui fait obstacle à l’accord  est l’exact contraire du rapport de forces qui règne dans le champ social. Dans son «Platon» François Châtelet écrivait: «Celui qui consent à parler et accepte de prendre en considération l’objection qui lui est faite se libère de soi, de la vulgarité de ses sentiments des attachements passionnels, de la peur de la mort, du poids des traditions incontrôlées du faux lyrisme que véhicule la vie quotidienne. Il aperçoit que, derrière le discours qui, peu à peu dans le dialogue s’élabore, se profile un autre monde que ce théâtre d’ombres où se débattent les fades et noires silhouettes des individus enfermés dans leurs certitudes et livrés à leurs appétits.»

 

L’enjeu du dialogue est aussi politique, il semble bien nécessaire de le rappeler en ce moment.

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz