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J’ai beaucoup hésité avant de commencer à rédiger cet exposé sur le bonheur. D’abord, bien sûr, parce qu’il peut paraître excessivement prétentieux de vouloir s’exprimer sur un sujet qui a déjà fait l’objet de tant d’analyses et de réflexions de la part des plus grands penseurs. Que peut-on ajouter qui n’ait déjà été dit ? Ensuite parce que c’est un sujet qui renvoie à l’expérience intime de chacun et pour lequel il est particulièrement difficile de tenir son vécu personnel à distance. Et mon objectif n’est évidemment pas de vous faire partager ni même de vous exposer ce qui me rend heureux ou malheureux en tant qu’individu particulier. Enfin parce que le bonheur n’a pas échappé à la marchandisation générale du monde et que la surabondance des ouvrages produits par les « marchands de bonheur » est aussi impressionnante en termes d’affirmations ineptes que d’arbres abattus pour les imprimer.

 

Pourquoi l’ai-je pourtant fait? Parce qu’il m’a semblé que malgré ces débordements éditoriaux et à quelques remarquables exceptions près, on s’interrogeait de moins en moins sur le bonheur dans les sociétés contemporaines. Ou plutôt qu’on le confondait de plus en plus avec la multiplication des plaisirs « ni naturels, ni nécessaires » contre lesquels Epicure s’emportait déjà il y a 24 siècles. Je crains que ce ne soit pas bon signe. Pourtant, dans le même temps, deux idées fortes sont apparues. La première c’est que, si le bonheur nous manque, c’est peut-être parce que nous avons perdu le fil de notre histoire, c’est-à-dire la conscience de notre appartenance au monde naturel et en particulier à l’écosystème nécessaire à notre existence. La seconde, c’est que nous sommes victimes d’une addiction aux ersatz de bonheur proposés par la société productiviste qui détruit cet écosystème. La thèse qui m’a décidé à me lancer est donc la suivante : la quête du bonheur, question centrale de la philosophie, est aujourd’hui plus que jamais la « mère des batailles » puisqu’en nous détournant des plaisirs éphémères et illusoires liés à la satisfaction de nos pulsions d’achat et en nous amenant à prendre conscience de la nécessité d’harmoniser à nouveau nos cycles vitaux avec ceux de la nature, elle nous éclaire sur la réalité de la crise environnementale systémique qui nous menace. Et sur bien d’autres choses encore.

 

Enfin, j’ai souhaité également revenir sur certaines préoccupations exprimées lors de la discussion qui a suivi mon exposé de mars 2018 sur le déni de la crise environnementale en cours et le mensonge dans l’espace public. Je me reproche en particulier de n’avoir pas suffisamment insisté lors de cette réunion sur le fait que l’écologie, c’est-à-dire le souci d’une nature dont nous faisons partie, n’est ni une punition, ni une ascèse, mais que, sous certaines conditions, elle est au contraire l’élément central d’une éthique du bonheur, parce qu’elle nous conduit à réfléchir sur la meilleure façon de nous accomplir en tant qu’être humain dans nos relations avec les autres parties de la nature, ou, pour reprendre l’expression des scientifiques, du système de la planète Terre, qu’elles soient animales, végétales ou minérales, vivantes ou inanimées . Je dis bien « minérales » et « inanimées » parce que nous ne devons pas oublier nos interactions avec l’air, l’eau, le pétrole… et les « négociations » que, pour reprendre l’image de Bruno Latour, nous devrons mener à l’avenir, non plus avec les autorités de tel ou tel pays, mais avec l’atmosphère, les sols ou les océans…L’écologie ignore les divisions géographiques ; c’est le contraire du nationalisme.

 

Avant d'en arriver là, il me faudra toutefois répondre à plusieurs questions : Qu’est ce que le bonheur ? Existe-t-il vraiment ? Peut-on l’atteindre et si oui, comment ?

1 –Peut-on définir le bonheur ?

 

Peut-être faut-il préciser d’emblée que le bonheur dont il sera question ici, ce ne sera pas le Bonheur Intérieur Brut des utilitaristes ni la tentative aberrante visant à le chiffrer et à mesurer ainsi des niveaux de bonheur. Le bonheur ce n’est pas le bien-être. Ce n’est pas une chaumière et son feu dans l’âtre, un fauteuil confortable devant un écran de télévision dernier cri, voire un chien fidèle et une femme ou un mari aimant (ou l’inverse bien sûr !). Et ce, même si beaucoup d’humains vivant dans la misère ou sous les bombes, y trouveraient évidemment d’immenses raisons de se réjouir. Ce n’est pas les oublier que de rappeler que le bonheur ne se limite pas au domaine des satisfactions privées. C’est souligner au contraire tout ce dont ils sont exclus, au-delà du respect de leurs droits fondamentaux, par des classes dominantes solidement installées au cœur des réseaux de circulation des marchandises et des capitaux et qui osent prétendre que ce monde est tel qu’il n’y a aucune raison de vouloir en changer.

 

Depuis l’antiquité, le bonheur est généralement défini comme un état durable de sérénité, d’où la souffrance et le trouble sont absents. Dans une lettre à son disciple Ménécée, Epicure (342 ou 341 – 270 avant J.C.) lui donne de premières indications sur ce qu’est le bonheur et sur les voies qui y conduisent. Lorsque nous avons le bonheur, « nous avons tout, lui enseigne-t-il d’emblée, et (…) quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir ». Pour y parvenir, poursuit-il, nous n’avons à redouter ni les dieux, ni la mort. Les dieux, parce que, contrairement aux croyances populaires, ils ne sont ni « la source des plus grands maux », ni « la source des plus grands biens » : immortels et bienheureux, ils ne se soucient pas des hommes. La mort, parce que « tant que nous existons nous-même, la mort n’est pas et, quand la mort existe, nous ne sommes plus ». Quant à la douleur, Epicure nous dira par la suite qu’elle est relative : on s’y habitue… ou bien on en meurt rapidement ! Bien sûr il résout ainsi une bonne partie du problème, mais avec une forme de désinvolture qui peine à nous rassurer ! Dans la seconde partie de sa lettre, il expose ensuite à son disciple que le souverain bien « consiste pour le corps à ne pas souffrir et pour l’âme à être sans trouble » (ce que les grecs appelaient « l’aponie » et « l’ataraxie »). Cet état résultera de la satisfaction des désirs « naturels et nécessaires » (boire, manger, se protéger du froid… mais aussi cultiver la sagesse et l’amitié). Il impliquera, en revanche, de délaisser les désirs naturels mais « non nécessaires » (l’abus de boissons alcoolisées ou de nourritures raffinées…) au profit de comportements sobres et raisonnables. Enfin, les désirs « vains », qui ne sont « ni naturels, ni nécessaires » (les honneurs, le pouvoir, la richesse…) devront être évités car ils éloignent du bonheur au lieu d’en rapprocher.

 

Le bonheur et la sagesse allant de pair, la question du bonheur ne cessera jamais de préoccuper les philosophes. Et ce d’autant plus que sa quête est universellement partagée. « Qui, en effet, ne désire être heureux ? » s’interroge Platon (Euthydème). Et, par delà les siècles, Pascal lui répond : « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception… C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre » (Pensées). La plupart des courants philosophiques occidentaux ont ainsi été qualifiés d’eudémonismes, c’est-à-dire de doctrines visant à atteindre le bonheur. Mais pas n’importe comment : la philosophie nous invite à rechercher le bonheur, mais le bonheur dans la vérité et non dans de fausses consolations.

 

A cet égard, une première distinction doit être faite entre bonheur et plaisirs, entre eudémonisme et hédonisme. Le bonheur résulte d’un bien-être durable du corps et de l’esprit alors que le plaisir est réputé fugace et éphémère. L’un n’implique pas l’autre et même si elles ne sont pas nécessairement contradictoires, il peut arriver que la quête des plaisirs s’oppose à celle du bonheur. Ainsi, comme on l’a vu, Epicure recommande-t-il de se détourner des plaisirs non nécessaires, qu’ils soient naturels ou non. Des travaux scientifiques récents ont validé cette mise en garde. Dans « The hacking of the american mind » (le piratage des cerveaux américains), le pédiatre et neuro-endocrinologue Robert Lustig, professeur à l’université de Californie et membre de l’Institute for health policy studies (célèbre pour ses travaux sur le sucre et l’obésité) expose que bonheur et plaisir sont deux phénomènes différents. Non seulement le bonheur n’est pas la conséquence naturelle de la multiplication des plaisirs mais l’abus de ces derniers peut même conduire à inhiber le sentiment de plénitude et de contentement. Les neurotransmetteurs du bonheur : la sérotonine, et du plaisir : la dopamine, sont en effet distincts et peuvent s’opposer. Pour le mettre en évidence, Robert Lustig s’est intéressé aux plaisirs provoqués par la consommation d’aliments transformés et par l’utilisation des réseaux sociaux. Il a ainsi montré que, contrairement à ce que l’on observe pour la sérotonine, l’excès de dopamine, donc de plaisirs (trop de barres chocolatées ou d’heures passées sur Facebook !) peut amener les neurones, pour se protéger, à « débrancher » certains de leurs récepteurs et entraîner ainsi un affaiblissement du sentiment de plaisir ressenti. Comme dans toute addiction, la victime a alors besoin d’augmenter les doses qui lui sont nécessaires pour parvenir au même niveau de satisfaction. Problème : dopamine et sérotonine interagissent : « Tout ce qui conduit à la hausse de la dopamine entraîne directement ou indirectement une baisse de la sérotonine », donc de l’aptitude au bonheur, constate Lustig. Sa conclusion est alors la suivante : lorsque les industries dont les productions libèrent de la dopamine, cherchent à rendre leurs clients dépendants en manipulant des additifs alimentaires ou en accélérant la mise sur le marché de nouvelles applications et de nouveaux modèles de smartphones, elles diminuent également leur capacité à être heureux. Ce qui ne devrait évidemment pas nous conduire pour autant à renoncer à un hédonisme raisonné…

 

Expliquer joie ou tristesse par des réactions neurobiologiques est bien sûr perturbant (nous n’aimons pas être considérés comme des réacteurs chimiques !). L’effet de certaines substances sur nos états de conscience ne peut pourtant être nié. Ni même l’influence sur notre humeur de nos organes les moins « nobles » : « Je suis triste, dit Alain dans ses « Propos sur le bonheur » ; je vois tout noir ; mais les événements n’y sont pour rien ; mes raisonnements n’y sont pour rien ; c’est mon corps qui veut raisonner ; ce sont des opinions d’estomac ». Mais peut-être n’y a-t-il pas lieu de s’appesantir trop longtemps sur ces « propos », aussi célèbres soient-ils. 

 

En revanche, pour ce qui concerne le lien qui pourrait exister entre bonheur et écologie, on peut certainement déjà noter que si l’on en croit ces travaux, privilégier la quête du bonheur par rapport à celle de plaisirs artificiels sans cesse renouvelés est un enjeu vital. Notre consentement à une logique productiviste qui fait passer les besoins de la reproduction du capital avant les besoins humains est en effet l’une des causes du ravage des ressources naturelles auquel nous assistons actuellement : avons-nous réellement besoin de nous gaver de pâtes à tartiner (et de sacrifier des forêts primaires à la culture du palmier à huile) ou de changer de smartphone tous les ans (et de stimuler ainsi l’exploitation minière du coltan et des terres rares dans des conditions écologiques et sociales désastreuses) ? De renouveler régulièrement vêtements et meubles pour suivre la mode ou de faire une telle place dans notre alimentation aux produits alimentaires transformés et vendus sous plastique ? Ne devrions nous pas plutôt résister à nos pulsions d’achat d’une multitude de nouveaux produits et services, présentés par un marketing agressif et omniprésent comme autant de conditions indispensables à notre bonheur ? Mettre l’accent sur le souverain bien, le « summum bonum » véritable (et la production de sérotonine) c’est retrouver le sens de l’interdépendance des composants de la nature, du temps long et des productions de qualité, durables (réparables aussi). Le sens aussi de la coopération et de la solidarité plutôt que du « moi d’abord ».

2- Mais le bonheur existe-t-il vraiment ?

 

Ne serait-il pas frustrant de suivre Epicure dans son rejet de certains plaisirs si, en définitive, le bonheur n’était qu’une illusion? La philosophie occidentale s’est profondément divisée sur la question de l’existence du bonheur. Pour certains philosophes, un « état de satisfaction totale » peut-être atteint, même si les difficultés de la tâche sont grandes, pour d’autres c’est tout simplement impossible.

 

Après Aristote (qui assimile le souverain bien à la contemplation divine, c'est-à-dire à la connaissance et à l’amour de Dieu) et Epicure (qui trouve le bonheur dans le bien-être de l’âme et du corps), Spinoza (1632-1677) occupe une place éminente parmi les « optimistes ». Il croit le bonheur accessible à tous pourvu que la liberté d’expression et la tolérance règnent dans la société. Dans son œuvre majeure « L’éthique », il expose que l’essence de chaque entité est le « conatus », c’est-à-dire « l’effort par lequel chaque chose tend à persévérer dans son être ». Pour l’être humain, le désir (qui se distingue du conatus par la conscience de soi) est ce qui le fait tendre naturellement vers ce qui lui est agréable. Par la connaissance et la raison, il doit alors analyser et contrôler ses affects, se libérer de la servitude des passions et des idées « inadéquates » et connaître et réaliser sa nature en distinguant « le bon et le mauvais, ce qui est utile ou nuisible à la conservation de (son) être ». L’augmentation de sa puissance d’exister et d’agir (c’est-à-dire sa plus grande perfection) lui procurera dès lors un sentiment de joie, alors que son déclin le plongera dans la tristesse. « Evitons les passions tristes - nous dit Spinoza - et vivons avec la joie pour être au maximum de notre puissance ». Ainsi, nous accèderons à la liberté et à la béatitude, définie comme sérénité et conscience d’être partie intégrante de la nature, substance unique pourvue d’une infinité d’attributs dont nous ne connaissons que deux : le corps, « mode de l’étendue » et l’esprit, « mode de la pensée ». Il n’existe qu’un seul être, affirme Spinoza et c’est la nature, éternelle, nécessaire et infinie, qu’il assimile à Dieu. Les lois de la nature et les lois de Dieu sont les mêmes. Connaître les unes, c’est connaître les autres. Obéir aux unes, c’est obéir aux autres. « Deus sive natura », écrit-il : « Dieu, c’est-à-dire la nature ». Chaque créature particulière devient ainsi un mode de Dieu, la forme sous laquelle il s’exprime et par laquelle il devient connaissable.

 

Cette conception vaudra à Spinoza des accusations de panthéisme, voire d’athéisme. Qu’en serait-il aujourd’hui, après l’encyclique « Laudato si » de 2015, qui a déclenché un petit séisme dans les milieux écologistes en leur laissant croire un instant que l’église catholique allait se rallier massivement à leur cause ? Les termes du procès seraient probablement les mêmes, le pape François ayant fixé d’emblée les limites de l’exercice : « la capacité propre à l’être humain de transformer la réalité, expose-t-il, doit se développer sur la base du don des choses fait par Dieu à l’origine ». Pas de substance unique donc, mais un ferme rappel du dualisme entre la nature « don de Dieu » et l’activité humaine qui la transforme, c’est-à-dire la culture. Notons au passage que l’écologie repose au contraire sur le constat que le monde des « choses » n’est pas le résultat d’un processus de création passé et fini. Un univers où rien n’aurait jamais changé depuis l’origine et qui durerait toujours, comme le pensait Aristote, serait un univers sans histoire. Et nous savons bien que l’univers et la nature terrestre ont une histoire. De nouvelles étoiles continuent de naître dans les nébuleuses de gaz et de poussières stellaires. Le bec de certaines variétés de pinsons, ces oiseaux chers à Darwin, continue de se modifier, notamment sous l’effet des processus de sélection adaptative liés au changement climatique et à la modification des régimes alimentaires qu’il entraîne.

 

Fermons cette parenthèse. Pour Kant, le bonheur peut exister, mais seulement à titre accessoire. Contrairement à ce qu’ont enseigné la plupart des philosophes qui l’ont précédé, le bonheur ne peut être considéré comme le bien ultime (le souverain bien) que l’homme s’efforce d’atteindre. Son contenu en effet est indéterminé : « Le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques ». Vivre selon la raison ne garantit donc pas d’y parvenir. De surcroît, la quête du bonheur ne peut constituer le fondement d’une conduite morale, car elle renvoie à l’amour du sujet pour lui-même alors que la morale se définit par l’action universalisable d’une volonté désintéressée : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » prescrit l’impératif kantien. La doctrine du bonheur doit donc être distinguée de la doctrine morale et la seconde s’imposer à la première. Ce qui signifie qu’il faut parfois savoir renoncer à son bonheur pour accomplir son devoir. Et qu’accomplir son devoir ne mènera pas nécessairement au bonheur. En conclusion, dit Kant, le sujet moral n’agira pas pour être heureux, mais pour se rendre digne de l’être, en espérant que vertu et bonheur coïncideront un jour (avec l’aide, bien sûr, de la religion !).

 

Enfin, parmi les « pessimistes », qui ne croient pas à l’existence du bonheur, Arthur Schopenhauer (1788-1860), parfois considéré comme un « philosophe bouddhiste », semble occuper une position inexpugnable. Dans « Le Monde comme Volonté et comme Représentation », les êtres humains, soumis à la « Volonté » d’un ordre phénoménal supérieur, la perpétuation de l’espèce, sont condamnés à lutter sans cesse les uns contre les autres et, à l’occasion, contre les espèces vivantes autres que la leur. Cette lutte est la cause d’une souffrance qu’hommes et animaux s’efforcent continûment de fuir. En vain : « Les efforts sans trêve pour bannir la souffrance n’ont d’autres résultats que d’en changer la figure ». Dans ce monde, objectivation de la Volonté, les plaisirs ne sont que des illusions fugaces. Le désir est douleur du manque tant que son objet fait défaut et perd tout motif, renvoie au vide de l’existence, dès lors qu’il est apaisé. « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ».

 

L’amour lui-même n’est qu’une ruse du « vouloir-vivre » : « L’amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain ». En tant que « vouloir-vivre », donc « vouloir se reproduire », l’instinct sexuel est l’expression la plus directe de la Volonté, dont le sentiment amoureux n’est que le masque. L’être humain n’est donc que le jouet de la Volonté, même là où il se croyait le plus libre : la passion amoureuse. La nature atteint son but, écrit Schopenhauer, « en inculquant à l’individu une illusion, grâce à laquelle il regardera comme un bien pour lui-même ce qui n’est tel en fait que pour l’espèce ». « Tandis que les amoureux parlent pathétiquement de l’harmonie de leurs âmes (…) le fond de l’affaire concerne l’être à procréer et sa perfection ». Nous ne cherchons pas dans autrui et nous ne sommes pas recherchés par autrui comme « le meilleur amant » mais comme « le meilleur reproducteur ». Voilà évidemment qui évoque davantage la foire aux bestiaux que le Venusberg de Tannhäuser ! Et il est vrai que c’est lors d’un comice agricole que, dans le roman de Flaubert, Rodolphe Boulanger déclare sa flamme à Emma Bovary ! Sans doute avait-il lu Schopenhauer !

 

Or, en perpétuant l’espèce, on perpétue aussi la souffrance. « Une vie heureuse est une contradiction dans les termes » nous dit Schopenhauer. « La vie de l’homme est une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu ». Que nous reste-t-il alors, si ce n’est le refus de la procréation, la compassion (l’« amour pur ») face à la souffrance d’autrui et l’ascétisme, seule possibilité de parvenir à une forme de béatitude, béatitude bien éloignée toutefois de celle de Spinoza, puisqu’elle ne signifie pour Schopenhauer qu’une simple « suspension de la souffrance » ? Schopenhauer détruit donc en l’être humain toute forme d’espoir. « La race humaine est une fois pour toutes et par nature vouée à la souffrance et à la ruine ». Inutile dans ces conditions de rêver à des lendemains meilleurs : « Aujourd’hui est mauvais et chaque jour sera plus mauvais, jusqu’à ce que le pire arrive » !

 

Nietzsche, parmi beaucoup d’autres, rendra hommage à Schopenhauer, allant même tardivement jusqu’à se demander si la « Volonté » de ce dernier est bien différente de sa propre « Volonté de puissance ». Ce que veut fondamentalement la vie, affirme-t-il, ce n’est pas le bonheur mais la puissance : « Toute bête, par conséquent aussi la bête philosophe, aspire instinctivement à un optimum de conditions favorables dans lesquelles elle peut libérer complètement sa force et atteint son maximum de sentiment de puissance » (La généalogie de la morale). «De fait, l’homme ne veut pas le bonheur, ajoute-t-il encore. La joie est un sentiment de puissance : lorsque l’on exclut les passions, on exclut les conditions qui provoquent au plus haut degré le sentiment de puissance, par conséquent la joie. La sagesse la plus haute est un état froid et clair qui est loin de provoquer ce sentiment de bonheur qu’apporte avec elle toute espèce d’ivresse (…) Pourquoi les arbres d’une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le bonheur ? Pour la puissance ! » (La volonté de puissance). Quant à Freud, il reconnaîtra à de multiples reprises sa dette envers Schopenhauer dont « la « Volonté » inconsciente, écrit-il, peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse. C’est le même penseur du reste, ajoute-t-il, qui, en des termes d’une vigueur inoubliable, a rappelé aux hommes l’importance encore sous-estimée de leurs aspirations sexuelles » (Une difficulté de la psychanalyse). Houellebecq, inspiré parait-il par Schopenhauer, ne semble pas, quant à lui, l’avoir oublié !

Dans « Malaise dans la civilisation », Freud déclarera encore à propos du bonheur : « c’est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie (…) et pourtant l’univers entier (…) cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de l’univers s’y oppose ; on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit « heureux » ». Dès lors, s’il n’est pas possible d’être heureux, ne pourrions nous au moins nous efforcer d’être moins malheureux ? Et Freud nous donne quelques conseils nous permettant de réaliser ce beau programme : depuis l’isolement volontaire qui nous fera fuir la « souffrance née des contacts humains », jusqu’à « la méthode chimique, l’intoxication » c’est à dire l’usage de stupéfiants, dont, selon certains témoignages, un surdosage volontaire lui permettra d’ailleurs en 1939, sinon de trouver le bonheur, du moins d’échapper au malheur d’une vie rendue insupportable par le nazisme, l’exil à Londres et le cancer de la mâchoire douloureux et incurable dont il était atteint…

 

Enfin, parmi les conceptions pessimistes, on ne peut évidemment manquer de citer celle de Bouddha, que le physicien philosophe, Carlo Rovelli, résume ainsi : « la naissance est douleur, la décadence est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que nous détestons est douleur, la séparation avec ce que nous aimons est douleur, ne pas obtenir ce que nous désirons est douleur. Douleur parce que nous perdons ce que nous avons et auquel nous nous attachons. Parce que tout ce qui commence finit » (L’ordre du temps). Pour être heureux, ou plutôt moins malheureux, Bouddha nous enseigne que nous devons apprendre à nous libérer de tout attachement à des choses périssables qu’elles soient d’ordre affectif ou matériel. La méditation sur l’impermanence du monde et les tourments qui résultent de désirs asservissants, nous amènera à nous libérer de l’illusion d’être un sujet autonome et libre. Nous pourrons alors « lâcher prise » pour nous laisser emporter par le courant des pensées et nous fondre par anticipation dans l’esprit universel auquel notre moi retournera après sa mort, lorsqu’il se fondra dans le grand tout. Tant que nous n’aurons pas atteint cette lucidité sur nous-mêmes, nous serons assujettis au Samsara, le cycle des renaissances, châtiment de ceux qui n’ont pas réussi à s’affranchir des illusions du moi et à atteindre le détachement, « l’Eveil ».

 

3 – Si le bonheur existe, comment l’atteindre ?

 

Si l’on garde l’hypothèse que le bonheur existe et si on le mesure par la distance qui sépare ce que nous avons et ce qui nous rendrait heureux, deux voies s’offrent à nous : ou bien changer nos désirs pour les adapter au monde, ou bien changer le monde pour l’adapter à nos désirs. Pour simplifier beaucoup, la première voie pourrait être celle des stoïciens et de Montaigne, la seconde, celle des Lumières et de Marx.

 

Pour les stoïciens (les « gens du portique » car, vers 300 avant notre ère, c’est dans une galerie de l’agora d’Athènes que Zénon réunissait ses disciples), le plus grand bonheur dont l’humanité est capable réside dans l’acceptation sereine de l’inévitable. Il faut donc distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Comme « ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont » (manuel d’Epictète) et comme nos opinions ne dépendent que de nous, si nous en sommes maîtres, nous sommes maîtres des choses. « Tout est opinion et l’opinion dépend de toi » nous dit Marc-Aurèle. C’est donc notre liberté de jugement qui nous procure le détachement et la tempérance, en nous apprenant à ne pas lutter en vain contre les choses auxquelles nous ne pouvons rien, mais au contraire à les accepter et à nous abstenir des vices et des passions qui nous y exposent. Nous devenons alors inaccessibles au malheur. « Supporte et abstiens toi », nous recommande Epictète. Lutter ne sert qu’à ajouter de la douleur à la souffrance et donc à se punir une deuxième fois. Mais bien sûr, se soustraire au malheur grâce à la raison ne suffit pas à rendre heureux : encore faut-il pratiquer la vertu, c’est-à-dire vivre en accord avec la nature. « Il ne faut pas demander que les événements soient comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent ; ainsi ta vie sera heureuse » nous dit encore Epictète. Car le sage stoïcien ne veut rien d’autre que le monde tel qu’il est : cohérent et harmonieux. Et son bonheur consiste à ne faire qu’un avec l’ordre du cosmos. Comme pour Spinoza bien plus tard : « Dieu est le monde ».

 

Pour Descartes également, « il vaut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde » (Discours de la méthode. 3e maxime). Le bonheur procuré par des biens extérieurs est toujours menacé. Il est donc affaire de chance. Le vrai bonheur, c’est-à-dire la béatitude, « parfait contentement d’esprit » et « satisfaction intérieure », ne peut venir que des capacités propres de chacun. Il convient donc d’apprendre à ajuster ses désirs à ses capacités, notamment en combattant les désirs excessifs par la connaissance et la raison. Renoncer à changer l’ordre du monde permettra de ne pas épuiser ses forces dans un combat perdu d’avance. Ne peut-on alors se demander s’il n’y a pas une contradiction chez Descartes entre cet appel au renoncement et son éloge de la technique : « Mais sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique (…) elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode). N’est ce pas là un appel à infléchir peu ou prou l’ordre du monde existant?

 

Mais surtout la question essentielle devient alors la suivante : comment renoncer à nos désirs sans renoncer à ce qui nous constitue ? Pourquoi considérer les « lois de la nature » comme inéluctables alors que les scientifiques nous démontrent chaque jour que nous pouvons repousser les limites qu’elles semblaient nous fixer ? Et l’ordre du monde comme immuable alors qu’il ne cesse d’être bouleversé ? La meilleure réponse possible aux stoïciens et à Descartes, ne serait-ce pas alors celle de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Ce qu’ils nous proposent, plutôt qu’une philosophie du bonheur, ne serait-ce pas plutôt une idéologie de la soumission à un « ordre du monde » bien confortable pour les pouvoirs en place ? Et si nos désirs faisaient justement partie de l’ordre du monde ? Y a-t-il un sens à considérer qu’il y a moi d’un côté et « le monde » de l’autre ? Ne faudrait-il pas plutôt dénoncer cette séparation et considérer que la sagesse devrait tout au contraire nous amener à reconnaître l’existence d’une relation intime entre nous et le monde, afin de remplacer les rapports d’autorité et de possession cartésiens par des rapports de complémentarité et de coopération. Se rendre « comme alliés et partenaires de la nature », ne serait-ce pas plus prometteur que de s’en rendre « comme maîtres et possesseurs » ?

 

Tournant le dos à ces philosophies du renoncement, le siècle des Lumières va lier la question du bonheur à celle de l’émancipation. Sa grande contribution consistera à dépasser les approches purement individualistes et à oser proclamer que la quête du bonheur concerne aussi les peuples. Diderot assignera à l’Encyclopédie l’objectif de « changer la façon commune de penser le Monde » c’est-à-dire, en pratique, de rejeter l’idée chrétienne qui repousse le bonheur dans l’au-delà d’un paradis réservé aux croyants. « Le paradis terrestre est où je suis » proclamera Voltaire (c’est le dernier vers de son poème « Le mondain »). L’accent est mis désormais sur la construction des conditions du bonheur par l’instauration d’un régime politique éclairé, de lois justes et d’une économie au service de tous. Pour Montesquieu, le meilleur gouvernement est celui qui apporte le plus de bonheur à la société. Pour autant, les exigences du corps et de la passion ne sont pas oubliées : malgré tout ce qui les oppose, Diderot, dans les « Lettres à Sophie » et Rousseau, dans « La nouvelle Héloïse », n’oublieront pas de célébrer la sensualité et le bonheur qui lui est attaché. En définitive, l’ambition que poursuivent les Lumières, ne serait-ce donc rien de moins que de chercher à articuler bonheur individuel et bonheur collectif ?

Dans « Les politiques », Aristote s’était déjà efforcé de montrer que la « polis » démocratique constituait l’environnement le plus favorable à la poursuite d’une fin morale essentielle : l’accomplissement de l’épanouissement humain (eudaimonia). Cette idée n’avait guère prospéré en dehors de la Grèce antique. Mais en 1776, dans la « Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique », la vie, la liberté et la recherche du bonheur seront considérés comme faisant parti des droits inaliénables. Cette déclaration ajoutera : « Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur ». En France, l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 proclamera que « Le but de la société est le bonheur commun ». Et le 3 mars 1794, Saint-Just prononcera devant la Convention le discours où figurent ces phrases si souvent citées : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe ».

 

A propos du rôle de la religion, Marx (Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel) insistera à son tour sur le lien entre bonheur et organisation sociale : « L’homme c’est le monde de l’homme, c’est l’état, c’est la société. Cet état, cette société, produisent la religion, une conscience renversée du monde parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé. La religion est la théorie générale de ce monde (…) son universel motif de consolation et de justification (…). La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions ». Marx n’a pas été très explicite sur sa conception du bonheur, mais il ne fait guère de doute qu’il se confondait pour lui avec le combat pour l’émancipation. Toute son œuvre est marquée par la volonté de libérer l’humanité de déterminismes économiques et sociaux présentés comme autant de fatalités naturelles et de permettre à chaque être humain d’être son propre créateur et de vivre une vie pleinement humaine et libre. Dans la société qu’il appelle de ses vœux « la singularité des individus (pourra) trouver son plein épanouissement, chacun devenant l’artiste de sa propre existence » (Fondements de la critique de l’économie politique). Cette défense du droit pour chaque homme d’inventer le bonheur qui lui convient a eu évidemment pour conséquence d’interdire à Marx d’en définir précisément le contenu à l’avance pour ne s’intéresser qu’aux moyens d’y parvenir. « Pour nous, affirme-t-il avec Engels, dans « L’idéologie allemande », le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». Ce qui n’a malheureusement pas empêché certains de ses prétendus disciples de se croire autorisés à compléter son œuvre en codifiant le contenu d’un futur paradis socialiste et à voir dans le bonheur un « état » là où Marx n’y avait analysé qu’un processus. Mais, comme l’avait dit Marx lui-même pour dénoncer le déterminisme de certains de ceux qui en France se réclamaient de sa pensée : « Si c’est cela le marxisme, il est certain que moi, je ne suis pas marxiste ! ».

 

Il est clair également que, pour Marx, la nature est au cœur de ce processus d’autoproduction de l’humanité. En transformant par son travail ce qu’il trouve dans la nature afin de satisfaire ses besoins, l’homme se produit en produisant ses conditions d’existence. Dans les « Manuscrits de 1844 », Marx écrit : « La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement lié à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature ». Dans ce même ouvrage, Marx écrit encore : « Le  communisme (…) en tant que naturalisme achevé = humanisme, en tant qu’humanisme achevé = naturalisme. Il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution », affirmations qui devraient suffire à faire justice de toute assimilation du marxisme à sa grossière perversion stalinienne, voire à faire de Marx le premier des écologistes (si toutefois bien sûr cela avait la moindre importance !).

 

4 – Quelques questions complémentaires.

 

L’extraordinaire diversité des attitudes face au bonheur et aux moyens d’y parvenir montre que Kant pourrait bien avoir raison quand il affirme que le bonheur est affaire d’imagination. Peut-on malgré cela, tenter de dégager, ne serait-ce que pour les besoins de la discussion, quelques lignes de force ?

 

Notons d’abord qu’au vu de la réalité du monde, Schopenhauer semble avoir gagné : le bonheur n’existe pas. Selon André Comte-Sponville, qui partage ce pessimisme, il n’existerait que des états où la joie est possible, ce qui n’est déjà pas si mal. A toutes les raisons qui ont déjà été avancées à l’appui de cette thèse, peut-on en ajouter deux ?

 

1 - La question du bonheur ne parait avoir de sens que dans le cadre de nos interactions avec le monde dans lequel nous vivons, celui des autres êtres humains mais aussi celui de la nature non humaine, c'est-à-dire les animaux et les végétaux, sans oublier le non vivant : l’air, l’eau, les sols, les océans, les ressources minérales… et tout ce qui détermine nos conditions naturelles d’existence. Pour être complet, il conviendrait d’ailleurs d’y inclure également l’état de l’univers et d’abord celui du système solaire (que l’on songe seulement à l’influence de la Lune sur le phénomène des marées, déjà étudiée par Aristote, ou à celle du Soleil sur le champ magnétique terrestre, qui agit sur l’expression de nos gènes !). Mais, pour ne pas élargir excessivement le débat, limitons-nous aux humains (ou aux « terrestres », comme Bruno Latour propose de les appeler).

 

Certaines personnes professent que pour être vraiment heureux, il ne suffit pas d’être heureux, il faut aussi que les autres soient malheureux, soit que notre bonheur, pour être pleinement ressenti et apprécié, ait besoin de se comparer au malheur des autres, soit qu’il en soit la conséquence, parce qu’il repose sur leur oppression et sur leur exploitation (le malheur des uns - les travailleurs bangladais du textile - faisant alors réellement le bonheur des autres - les actionnaires des grandes marques occidentales de prêt à porter !). La « schadenfreude » de nos voisins allemands, renvoie elle aussi, sur le mode passif, à une joie malsaine, celle que l’on éprouve au spectacle du malheur d’autrui. Nous aurions donc affaire ici à une version particulière de la Théodicée de Leibniz, selon laquelle le bonheur ne saurait se passer d’une certaine dose de malheur (de même que le mal règne dans notre monde malgré l’amour infini de son Dieu créateur parce que celui-ci n’a pu nous donner que « le meilleur des mondes possibles » !). Mais, de manière générale, il parait plus raisonnable de faire l’hypothèse que le bonheur de chacun dépend du bonheur des autres et peut d’autant plus facilement être atteint qu’il existe un large consensus sur son contenu. Or ce n’est pas le cas. Les humains sont profondément divisés sur ce qu’ils jugent de nature à leur apporter le bonheur. Cette constatation ne signifie pas que tout est relatif. Mais, sans que ce soit le lieu ici d’en rechercher les raisons, on ne peut éviter de constater que le phénomène est ancien et qu’aucun élément nouveau n’est apparu récemment dans l’histoire humaine qui permette d’espérer qu’il en sera autrement dans un proche avenir. Une organisation sociale fondée sur l’existence de classes aux intérêts antagonistes, qui place la poursuite de l’intérêt individuel loin devant celle de l’intérêt général et justifie ainsi l’existence des inégalités, ne peut prétendre y parvenir. Tant que « l’état actuel des choses » n’aura pas été aboli (et rien ne garantit qu’il le sera un jour… !) le bonheur en tant que souverain bien restera un idéal inatteignable.

 

Mais si le bonheur en tant qu’état est hors d’atteinte, ne pourrait-on au moins tenter de s’en approcher par le mouvement qui nous y porte, c’est-à-dire par l’action visant à créer les conditions qui le rendraient possible ? Sa promesse n’est-elle pas si forte que la « praxis » visant à le faire advenir, même sans espoir de succès, pourrait suffire à nous rendre heureux ? Si, comme le dit Schopenhauer, « la vie de l’homme est une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu » et si l’on remplace « l’existence » par le « bonheur », ne vaut-il pas la peine et y a t-il mieux à faire que de mener cette lutte malgré tout ?

 

2 – Si donc le bonheur, faute d’être un état réalisable, pouvait être approché par l’interaction des êtres humains qui se fixeraient pour but d’en créer quelques conditions essentielles, un obstacle majeur ne viendrait-il pas encore s’y opposer : la certitude de mourir un jour ? « Memento mori » : « Souviens toi que tu vas mourir », soufflait un serviteur à l’oreille du général victorieux lors de son « triomphe » dans les rues de Rome. Durant l’antiquité classique, ce rappel semble avoir été proche du « carpe diem » : « Mangeons, buvons et réjouissons-nous, car demain nous mourrons ! ». Mais après la chute de l’empire romain, le christianisme lui donnera un nouveau sens et un nouvel élan en en faisant un appel à vivre selon la vertu dans la perspective d’une vie après la mort. « Il n’y a de bien en cette vie qu’en l’espérance d’une autre vie » nous dit Pascal (Essais). Le but n’est pas d’être heureux mais d’obéir à Dieu.

 

Coup de génie permettant aux croyants de garder l’espoir d’un bonheur à venir une fois traversée cette « vallée de larmes » qu’est l’existence terrestre, cette approche laisse évidemment de côté ceux qui ne croient pas à une vie après la mort. Pour ceux qui refusent la foi en un Dieu et la pratique d’une religion, la mort est selon Sartre « une totale dépossession » (L’être et le néant). Leur seule échappatoire consiste alors à rechercher l’immortalité de leur vivant en s’efforçant par leurs œuvres d’entrer dans la mémoire de l’humanité. S’éterniser au monde sans y rester, c’est ce but qu’exposera Hannah Arendt dans « la condition de l’homme moderne » en opposant la « vita activa » à la « vita contemplativa ». Pour Arendt : « Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses – œuvres, exploits et paroles – qui mériteraient d’appartenir et, jusqu’à un certain point appartiennent, à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux ».

Il n’en reste pas moins, hélas, que chaque homme sait qu’il est mortel, qu’il va mourir, que tous ceux qu’il aime vont mourir eux aussi et qu’il est très difficile de vivre dans un tel « couloir de la mort ». D’autant que cela ne s’apprend pas. « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard » nous dit Aragon (« Il n’y a pas d’amour heureux »), faisant ainsi écho aux paroles de Montaigne : « On nous apprend à vivre quand la vie est passée » (Essais). Dans ces conditions, si l’on n’est pas un adepte du transhumanisme, c’est-à-dire si l’on ne croit pas que les progrès de la bio-ingénierie nous permettront un jour prochain de vivre indéfiniment, la volonté de vivre ne peut se passer d’un corollaire qui est l’assurance de pouvoir choisir librement le jour de sa mort. Être heureux (ou moins malheureux) implique de se libérer de l’angoisse de mourir en sachant qu’on pourra en décider seul et qu’on disposera, le moment venu, des moyens permettant de connaître une mort digne, sûre et douce. Comme l’a écrit Robert Musil (l’homme sans qualités), la vie s’écoule parfois dans des conditions telles qu’il se peut « que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin soit en mesure de libérer la joie qui l’habite ». Cette ultime liberté serait un bel hommage rendu aux stoïciens, qui faisaient de la mort volontaire, dans certaines circonstances, la « bonne mort » par excellence, « un acte de la plus haute vertu ».

 

5 - Conclusion provisoire

 

« Divertissement : Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux, de n’y point penser ». Est-ce là l’expression de la pensée récente d’un philosophe du bonheur particulièrement désespéré ? Non, c’est un extrait des « Pensées » de Pascal. Se détourner, nier l’état réel des choses et ne pas penser aux dommages que nous infligeons à la nature et donc à nous-mêmes, n’est-ce pas l’attitude à laquelle nous invite une société productiviste qui préfère que nous nous « divertissions » en déambulant dans les allées des centres commerciaux, sous l’œil des caméras de surveillance et des panneaux publicitaires interactifs, plutôt que de réfléchir aux voies et moyens de jouir du monde et de nous-mêmes ? Pourtant, jamais depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs, notre bonheur n’a été plus dépendant qu’aujourd’hui de l’état des liens que nous entretenons avec les autres parties de la nature. Comme le disait pour la postérité un personnage qui n’a d’ailleurs rien fait pour s’y opposer : « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ».

 

Il faut en effet s’y résigner : tout ce qui vient d’être brièvement évoqué appartient au passé. Non que les enseignements des philosophes disparus aient perdu tout intérêt, mais parce qu’après eux, un grand changement est intervenu dans la condition humaine. L’humanité a acquis le pouvoir de détruire la nature et donc de se détruire elle-même : l’arme nucléaire d’abord, puis les conséquences ultimes de sa rapacité, c’est-à-dire le changement climatique et la dégradation de l’ensemble des milieux naturels, avec leur kyrielle de conséquences dans tous les domaines, à commencer par un effondrement de la biodiversité qui annonce sa propre fin. Sans doute faut-il y ajouter aussi les effets d’une explosion démographique que ne peut plus soutenir l’épuisement des ressources les plus indispensables à la vie : l’air, l’eau, les sols, les océans.... L’hypothèse de la disparition de l’espèce humaine ne peut donc plus être éludée ou, comme auparavant, reportée à un avenir si lointain qu’elle échappait à toute tentative d’en imaginer les circonstances et, a fortiori, de s’y préparer.

 

Longtemps considéré comme le déversoir naturel des égouts de Chambéry et d’Aix les bains, le lac du Bourget qui en 1816 magnifia les amours d’Alphonse de Lamartine et de Julie Charles, connut dans les années 1950 à 1970 un phénomène majeur d’eutrophisation. En dépit d’importants programmes de dépollution destinés à préserver son caractère touristique, il reste lourdement chargé en nickel, phosphore et métaux lourds et l’omble chevalier y vit tranquille, protégé par sa teneur en dioxine de tout risque de pêche pour la consommation et la commercialisation. Les océans sur lesquels a vogué le Beagle, avec Charles Darwin et ses collections à son bord, contiendront en 2050 plus de plastique que de poissons. La Méditerranée, « Mare nostrum », est en train de mourir sous l’effet de la surpêche et des déchets de toute nature, y compris radioactifs, qui y sont rejetés. Pourquoi ces trois exemples, qui pourraient être multipliés à l’infini ? Parce qu’ils nous parlent d’amour, de science et de beauté spontanément offerte, celle-là même qui a présidé aux premiers efforts des êtres humains pour acquérir la sagesse et inventer la philosophie.

 

Des civilisations ont déjà disparues. Dans son livre « Effondrement », Jared Diamond en donne de nombreux exemples, depuis les sociétés du passé (L’île de Pâques, les société moche et inca, les colonies vikings du Groenland…) jusqu’aux sociétés fragilisées d’aujourd’hui (trop nombreuses et trop malades pour qu’on puisse les citer toutes). « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » nous a averti Paul Valery en 1919, au lendemain de la première guerre mondiale : « Elam, Ninive et Babylone étaient de beaux noms vagues et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce serait aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie ».

 

Et de surcroît, nous avons franchi depuis lors un pas supplémentaire. Nous ne parlons plus de civilisations, mais de l’écosystème nécessaire à la vie. Son effondrement sera brutal ou prendra la forme d’un long pourrissement. Nous n’en savons rien. Nous savons trop peu de choses sur l’interdépendance des écosystèmes et sur leur capacité à résister aux agressions pour être capables de le prévoir. Ce dont nous sommes ou devrions être sûrs en revanche, c’est que pour avoir trop attendu, nous sommes entrés dans une période de transition comme l’Histoire n’en a que très peu connue. Et la grande question devient alors : vers quoi allons-nous ? Les guerriers d’Alaric le wisigoth sont-ils aux portes de Rome et sommes-nous à la veille de la chute de l’empire et d’un long Moyen-Âge ? Ou pouvons nous encore sauter directement au Quattrocento et espérer une nouvelle Renaissance ? Pour remonter plus loin encore dans le temps, allons nous revivre les « siècles obscurs » qui se sont écoulés, en Méditerranée orientale, entre l’effondrement de la civilisation mycénienne à la fin de l’âge du bronze (1177 avant J.C. selon Eric H. Cline : Le jour où la civilisation s’est effondrée) et ce que Josiah Ober a appelé « l’efflorescence grecque », à partir du VIe siècle avant J.C. (L’énigme grecque) ? Ou verrons nous bientôt apparaître les inventeurs d’une nouvelle sagesse ? « L’homme n’a pas de nature, il n’a qu’une histoire » nous dit Jean-Paul Sartre et le plus grand bonheur que nous puissions aujourd’hui espérer consiste à nous en rendre maître, afin de pouvoir appliquer le beau programme de Leibniz: « Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance où il n’y aurait plus rien à désirer; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections » (De la monadologie).

 

Alain Bosser.

Café philo et psy de Biarritz. 13 décembre 2018.

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