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La colère, ressource ou défaite pour le moi ?


 

Comme on l’a souvent remarqué, le premier mot qui ouvre la première phrase de toute la poésie occidentale est celui de colère : « menin aiede thea »/Chante-nous, Déesse, la colère d’Achille…Cette colère, appelée ici « menis », est une colère hyperbolique, funeste et en quelque manière supra-humaine1. Le récit de cette colère excessive va encadrer, tout au long des 15.000 vers de l’Iliade, d’autres multiples mini-récits de colère, celle des héros ordinaires nommée cette fois comme « kholos ». La colère est partout dans cette grande épopée et on y lit aussi le lieu, bien décrit, où s’origine et prospère cette émotion. Ce lieu, le grec l’appelle le « thumos » que l’on traduit par le cœur, la poitrine, en tout cas cette âme généreuse qui mobilise et soulève l’individu et le porte à la riposte quand il se croit méprisé. Avec Homère la colère entre donc dans l’univers culturel et symbolique par la grande porte.

Platon et Aristote retiendront – comme le dit Peter Sloterdijk - cette détermination thymotique de la colère et, ainsi qu’Homère, la valoriseront d’une manière qui étonne ceux qui comme nous vivent dans une société policée.

Il faudra attendre les stoïciens pour voir la colère exclue de la moralité, considérée comme indigne d’un homme raisonnable et ruineuse de l’ordre social. Le stoïcisme impérial (Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle) bientôt relayé par le christianisme léguera à la postérité et au monde moderne la condamnation de la colère.

Chez les médievaux, à part chez l’aristotélicien Thomas d’Aquin on ne verra pas la colère changer de statut. L’Ecole du droit naturel moderne2 prolongera à sa manière l’interdit chrétien et stoïcien. Hobbes, avec beaucoup de profondeur, modifiera son concept même. Alors que dans l’Antiquité la colère était une réponse, toujours plus ou moins risquée, au mépris, autrement dit une forme du lien à autrui. Dans le Léviathan, Hobbes la disqualifie, comme une simple réaction mécanique devant un obstacle qui se présente sur la trajectoire du désir.

Nietzsche va bouleverser les termes du problème. Il interroge le ressentiment qui est pour lui le destin de la colère lorsqu’elle ne peut pas riposter aux offenses. Cette passivité devient une sorte de passion négative faite d’envie et de haine par laquelle le psychisme s’auto-empoisonne. Mais la puissance du ressentiment va bien au-delà. Elle travaille sourdement et continument à modifier les valeurs de la culture et promeut partout la dignité de la faiblesse. Le cercle est alors bouclé : celui qui ne peut plus se mettre en colère efficacement se donne des valeurs qui disqualifient la colère, il peut à peu de frais, déguiser ses renoncements en respect de la loi morale et passer pour un homme bon.

La démocratie moderne de son côté, reprend les interdits chrétiens, stoïciens et ceux de l’Ecole du droit naturel moderne. Elle entend neutraliser de manière générale le débordement des passions par la délibération. La pacification des affects par l’argumentation raisonnable est la grande promesse de nos institutions. On peut le repérer au Parlement, au Tribunal ou dans les rues :

  • Au Parlement une convenance non écrite interdit de se battre. De fait dans les hémicycles on se contente généralement de débattre et voter. Des bagarres éclatent parfois – citons la bataille rangée déclenchée par les députés poujadistes le 14/2/56 ou dans l’Italie actuelle les coups de poing assez souvent décochés par les élus du mouvement Cinq Etoiles – mais ces manifestations violentes sont jugées incongrues, hors des normes requises de l’autocontrôle et la Science politique les interprète comme les symptômes d’une crise de la représentation.


 

  • Au Tribunal, la colère n’a pas lieu d’être. Si une partie laisse éclater sa colère, ce sera retenu contre elle. De la même manière on félicite les victimes d’attentat qui savent contenir leur haine et leur colère. Plus profondément le tribunal est le lieu historique fondamental où dès l’origine on a cherché à circonscrire la colère. Tout au long du Moyen-Age, il est entendu que le tribunal est le lieu où la victime doit recevoir une compensation d’honneur et/ou de dédommagement arbitrée et mesurée par le juge. En quelque sorte une vengeance modérée, dans les limites de la simple raison. Les grands juristes de la monarchie absolue vont changer cette logique du tout au tout. Ils vont faire de l’affrontement pénal non plus un face à face entre victime et agresseur mais le lieu d’une opposition entre le souverain représentant la société et l’agresseur. La victime, sa colère et sa volonté de vengeance n’a plus de place dans le procès moderne. La victime est censée avoir complètement délégué à l’état ses intérêts moraux. Au cours du XX° siècle on trouvera toutefois cette exclusion des victimes trop rigoureuse, et petit à petit grâce à la procédure de constitution de partie civile la victime retrouvera une place dans le procès. Au point que certains juristes, se demandent au vu de certaines plaidoiries des parties civiles si l’on n’a pas réintroduit le loup de la colère dans la bergerie des conflits apaisés.


 

  • Enfin dans les rues, la démocratie libérale autorise les manifestations, mais on attend que la foule contienne son indignation éventuelle et officiellement on compte seulement le nombre des manifestants, leurs cris de colère ne font l’objet d’aucun enregistrement.


 

Pourtant malgré les succès incontestables du contrôle et du refoulement de l’affect colérique sur la scène de l’état libéral, on a l’impression, aujourd’hui, que la colère reste bien présente dans l’existence sociale.

Bien entendu cette prise de conscience doit beaucoup aux « gilets jaunes ». Il ne faut pas sous-estimer le fait qu’il y a bien longtemps que l’on n’avait pas vu en France de défilés, non seulement de personnes en colère, mais de personnes qui se présentent et se revendiquent comme animées par cet affect. Pensons au-delà des discours issus des ronds-points au nombre de banderoles revendiquant la colère, comme « les gaulois en colère » etc. A vrai dire, dans le discours des divers media, on se rend compte que le signifiant colérique est partout. Dans l’ordre international, combien de foules « en colère » ne voyons-nous pas manifester un peu partout ? Les media internet de leur côté, sont l’espace même de la « colère » et une colère à quoi aucune régulation ne vient faire obstacle. Dans les grands medias eux-mêmes, le signifiant colérique prospère, on ne peut pas ouvrir un journal sans y trouver comptes-rendus et analyses qui en parlent. On se demande même s’il n’existe pas une complaisance à l’égard des gens déclarés en colère. Comme s’il était entendu que la colère est forcément authentique ou constitue un brevet de dignité pour ceux qui s’y adonnent.

On vit donc quelque chose comme un moment colérique, la colère est invoquée partout au risque de ne pas savoir de quoi on parle et d’être sans défense claire vis-à-vis de sa légitimité ou des limites de sa fiabilité. C’est pour cette raison que j’ai proposé au café philo de Biarritz d’ouvrir le dossier de la colère avec les moyens de la philosophie et des sciences humaines. Je vais donc examiner avec vous certaines analyses majeures du phénomène en espérant qu’elles puissent nous aider à affiner notre jugement sur l’émotion colérique.

1
 

 Les excès d’Achille, tout en étant très significatifs, ne doivent donc pas être trop sollicités pour critiquer la colère comme le font Simone Weil ou Vincent Delecroix.

2
 

 Grotius, Hobbes , Pufendorf, Locke…

Dépression et réparation chez Aristote


 

Aristote présente une théorie de la colère qui a marqué toute l’Antiquité et bien au-delà. Elle est étonnante pour nous modernes, issus d’une culture depuis si longtemps chrétienne, car Aristote se préoccupe assz peu de montrer les aspects nocifs de la colère (orgè).

Il la définit comme un désir (orexis) de la vengeance (timoria) d’une marque de dédain notoire ou publique. Que veut dire « vengeance » ? Il faut l’entendre à partir de l’étymologie du mot. Timoria se décompose en timè, honneur, et oromai qui signifie veiller, faire bonne garde. Le timoros, c’est le gardien de l’honneur. La colère est donc, un désir d’agir pour défendre son honneur. Mais Aristote socialise aussi toute la question. La marque de dédain dont il est question doit être notoire ou publique et la récupération de l’honneur doit l’être également pour effacer le mépris. Ce mépris, ajoute-t-il, nous concerne personnellement ou vise « les nôtres », c’est-à-dire ceux auxquels nous sommes liés et que nous avons à cœur de défendre. La colère c’est une irruption de force morale qui nous fait désirer et envisager ce qui pourra permettre de rétablir notre honneur, au détriment de celui qui l’a nié. Bien que pénible, la colère n’est pas sans plaisir, car l’offensé anticipe « comme dans un songe », dit Aristote, la récupération possible de son honneur et la sortie de son affection passive. Le succès possible de la rétorsion est source d’une exaltation heureuse aussi Aristote loue Homère d’avoir dit : « la revanche entrevue est beaucoup plus douce que le miel distillé goutte à goutte, quand il croît dans les poitrines humaines ».

La colère s’inscrit, on le voit dans la lutte sans fin des individus pour la reconnaissance mutuelle aussi bien que sociale, c’est la raison pour laquelle elle n’est pas la même chose que la haine. La haine veut le mal purement et simplement de l’objet haï, alors que la colère veut faire avouer à l’autre notre valeur qu’il a paru mépriser. Il faut donc que celui qui est l’objet de notre colère sache qu’il souffre du fait de celui qu’il a offensé.

Aussi Aristote félicite-t-il Homère d’avoir fait éprouver au héros de l’Odyssée le besoin de dire à Polyphème : « Cyclope…celui qui t’aveugle, c’est le fils de Laerte, oui ! Le pilleur de Troie, l’homme d’Ithaque, Ulysse ! » (IX 502).

Vous connaissez la scène. Le cyclope Polyphème – alors qu’Ulysse lui apportait des cadeaux de bienvenue – l’a enfermé avec son équipage dans une grotte et à chacun de ses repas il dévore deux de ses compagnons, jusqu’à ce que l’astucieux Ulysse lui crève son œil unique et rembarque avec les marins qui lui restent. Ceux-ci veulent fuir loin de l’île, le plus vite possible, mais Ulysse lui veut rester dans la rade jusqu’à ce qu’il puisse dire à Polyphème, qui l’a aveuglé et pour qu’elle raison. Les matelots s’en tenaient à une attitude haineuse qui revenait à traiter le Cyclope en objet malfaisant. Ulysse lui joue le jeu de la colère : il a été traité indignement par le Cyclope, il veut donc récupérer son honneur en lui faisant sentir sa force et pas seulement lui faire mal1.

Dernier point de la conception aristotélicienne. La colère n’est pas un vice de la nature humaine, il ne faut donc pas chercher à l’éradiquer. Il y a une éthique de la colère. Elle consiste à la laisser venir mais en canalisant son énergie, vers les objets qui le méritent, pendant le temps qu’il convient et en mesurant les effets qu’on doit en attendre. La bonne colère doit viser des réparations mesurées, ni trop fortes, ni insuffisantes. Pour Aristote cette juste mesure n’est pas un idéal impossible à atteindre car la colère fait partie des passions qui peuvent tenir compte des avis, des conseils de la raison. Ceci renvoie à la conception aristotélicienne de l’âme. Celle-ci se divise entre une partie rationnelle et une partie irrationnelle. Cette dernière se dédouble elle-même en une région privée de raison qu’il appelle appétitive et une autre qui participe au logos, que l’on peut appeler le thumos aristotélicien, écho du thumos homérique et platonicien, c’est le lieu du courage, de l’emportement, de la colère, de l’indignation, de l’humeur. Cette partie jusqu’à un certain point et à condition d’avoir pris de bonnes habitudes peut tenir compte de la raison, écouter ses avis ou ses reproches2. On retrouve ici la notion fameuse du juste milieu. La bonne colère ce n’est ni celle de l’impassible dont l’anesthésie peut cacher un tempérament d’esclave ni celle de l’irascible qui se met en colère trop facilement et contre n’importe qui et qui finalement est un asocial.

Cette éthique aristotélicienne de la colère suscitera une critique constante de l’école stoïcienne et Sénèque (au 1er s.) écrira même spécialement un traité pour réfuter Aristote. Ce dont je vais dire quelques mots maintenant.

1
 

 Racine a très bien compris cette différence entre la colère et la haine quand il fait dire à Hermione : « Ma vengeance est perdue s’il ignore en tombant que c’est moi qui le tue » Andromaque, v. 1269/70. Chez les Bédouins, on ne peut se venger sur un homme qui dort, il faut le réveiller et « d’une voix assez forte pour être entendue de la tente voisine…s’écrier : « Vengeance pour un tel ».

2
 

 Dans son analyse d’Aristote, Paul Ricoeur écrit : « Le thumos…est ce niveau médian du désir accessible à la raison, comme le sera le schématisme chez Kant entre le sensible et le rationnel ; sur ce niveau médian s’édifierons toutes les médiations de la sagesse pratique », Aristote, la demande de vengeance et l’amitié politique, in Esprit, nov. 2002, Paris.

La colère, ruine de l’humanité


 

Avec Sénèque la pensée de la colère effectue une véritable migration hors de ses bases antiques au point que par bien des aspects Sénèque semble être notre contemporain.

Il critique à la fois les motifs de se mettre en colère, son caractère irrationnel et ses conséquences ruineuses.

Sénèque n’admet pas qu’une blessure d’orgueil soit un motif suffisant pour se mettre en colère. N’est-il pas plus beau d’avoir la fermeté du roc, sur lequel se brisent tous les traits de ceux qui veulent nous atteindre –demande-t-il. La certitude intime de notre valeur ne nous met-elle pas à l’abri de l’offense ? Car de deux choses l’une, ou ce que l’on a subi est mérité et c’est justice, ou cela ne l’est pas et c’est l’auteur de l’injustice qui est en faute. La colère est un aveu de fragilité. Sénèque ne veut pas admettre – comme les anciens grecs - qu’à hauteur d’homme, les marques de dédain compromettent la reconnaissance toujours mouvante que recherchent les humains dans leurs échanges.

Il fait même un pas de plus qui l’amène à mettre en cause la valeur de la vie ordinaire. A quoi bon se mettre en colère dit-il : «nous sommes tous méchants…tout ce que l’on reproche chez un autre, chacun le trouve dans son sein…c’est une épidémie nous vivons parmi les méchants ». Si telle est la loi de notre naissance, à quoi bon nous irriter ? Il faudrait s’irriter sans fin. La foule des mauvais doit dissiper notre colère. Il nous faut donc pardonner au genre humain tout entier, accroître notre tolérance à l’égard de l’inévitable. On peut encore aimer les hommes quand on ne leur reproche plus ce qu’ils ne peuvent éviter. La critique de la colère devient ici solidaire d’un procès fait à l’existence, d’un pessimisme du quotidien qu’Aristote ignorait, lui qui admettait que la vie humaine et celle de la cité est faite d’échanges de toutes sortes.

A l’inanité des motifs de s’emporter, il faut ajouter le caractère irrationnel de la colère. Chez Aristote l’âme comportait deux parties. La partie rationnelle pouvait surveiller et conseiller la partie affective qui jusqu’ à un certain point pouvait l’écouter. Ici c’est tout ou rien, une fois la colère entrée dans une âme fragile elle colore toute la psyché, rien ne l’arrête. C’est pour cela que la colère ne connait pas la raison. Elle ne connaît pas le Logos qui sait discriminer, peser le pour et le contre, évaluer le plus et le moins, distinguer les responsabilités, faire la part de ce qui est juste ou des circonstances, elle se précipite sans mesurer ni calculer1.

La colère stoïcienne ne se distingue pas de la haine mortifère qui monte tout de suite aux extrêmes : « (vois) dit-il les massacres, les empoisonnements, les accusations réciproques, les dévastations de villes l’anéantissement de peuples entiers…regarde ces cités si connues dont les fondements sont presque méconnaissables : c’est la colère qui les a renversées ; regarde ces déserts dépourvus d’habitants sur des centaines de miles : c’est la colère qui a fait ce vide…»2.

Reste alors une objection : « comment ! dit-on, un homme vertueux ne s’irriterait pas, s’il voit frapper son père, violenter sa mère, il ne s’irriterait pas contre les méchants, contre un bandit ? »

A cette question Sénèque répond par une théorie très construite qui déconsidère la réparation du passé et vise l’amélioration de l’avenir. Il ne faut pas punir les méchants en fonction de ce qu’ils ont fait mais pour les guérir du mal qui les a poussés et donc prévenir leur récidive. L’action qu’il convient de mener est comme une médecine qui vise à améliorer l’infracteur. C’est une thérapie.

Deux remarques : La théorie aristotélicienne ne parlait pas de méchants ou d’infracteurs. Celui qui méprise et le méprisé étaient sur le même plan moral et le non-respect de la loi n’entrait pas en considération. Dans la colère le maître-mot était celui de réparation, il s’agissait de rééquilibrer un rapport entre deux parties prenantes. Le sujet actif de cette réparation, c’était le méprisé. Avec Sénèque le sujet intéressant c’est l’agresseur, c’est lui qui devient important, on va analyser son comportement, ses motivations, ses antécédents etc. bref tout ce qui peut permettre de le détourner pour l’avenir de la récidive. Qui peut ainsi prendre soin de l’agresseur et de son avenir ? Non pas la victime qui ne devient plus, comme le dirait Malebranche, que la cause occasionnelle du mal qui était dans l’agresseur : ce ne peut-être qu’un tiers au-dessus du rapport duel victime/agresseur. Ce tiers c’est alors une institution publique qui prend sur elle la solution du différend et en dépossède la victime.

La philosophie stoïcienne qui déconsidère la colère va trouver un appui considérable avec la nouvelle religion qui se répand dans l’Empire romain qui, elle, va faire de la colère un péché mortel.

1
 

 Celui qui ne se laisse pas emporter par la colère, c’est le consul Fabius (cunctator) : « il fit taire sa souffrance et son désir de vengeance pour ne songer qu’à l’occasion favorable ; il vainquit d’abord la colère, puis Hannibal » De Ira, 1,11, 5.Lors de la deuxième guerre punique, après le désastre du las Trasimène, le Consul Fabius chercha à épuiser l’armée d’Hannibal dans une guerre d’usure, retardant pendant des mois l’affrontement ouvert des Romains avec les Carthaginois.

Dans les reproches classiques que l’on fait à la colère, on avance souvent que la colère peut se décharger sur autre chose que l’objet ou le sujet qui l’a causée. Cette analyse existait marginalement chez Aristote, au contraire Sénèque lui accorde une grande place pour montrer le caractère non-fiable de la colère. On l’a trouve chez les théoriciens du « bouc émissaire », on la trouve aussi chez Sartre, par exemple dans son « Esquisse d’une théorie des émotions » (1939), il écrit dans l’état de « haute tension » où nous met la colère, on ne peut trouver « la solution délicate et précise d’un problème… [alors] nous agissons sur nous-mêmes, nous nous abaissons et nous transformons en un être tel que des solutions grossières et moins adaptées nous suffisent (par exemple déchirer la feuille qui porte l’énoncé d’un problème). La colère apparait alors comme une évasion : le sujet en colère ressemble à un homme qui, faute de pouvoir défaire les nœuds des cordes qui l’attachent, se tord en tous sens dans ses liens». Aux yeux de Sartre, la colère n’est qu’une conduite magique : n’ayant pas les moyens de transformer le monde, nous trouvant dans l’impasse, nous trépignons sur place comme si une issue allait soudain apparaître.

2
 

 Ibid, 1, 2, 1.

Christianisme et Colère


 

C’est sans doute le cœur même de la prédication de Jésus de refuser la vengeance. « Vous avez entendu qu’il a été dit œil pour œil, dent pour dent…mais moi je vous dit si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente l’autre etc. ». Jésus fait de l’amour qui est un sentiment qui dilate l’individu ce qui doit être visé en toutes circonstances et d’une manière générale, il refuse le quasi circuit économique du donnant/donnant. A cette égalité assez misérable il oppose le don sans condition. On ne s’étonne donc pas si son église a fait de la colère un péché mortel.

Seulement si les chrétiens se doivent de bannir la colère et la vengeance pour ce qui les concerne, il n’en est pas de même pour leur Dieu dont il est admis que c’est un grand colérique. L’Ancien Testament est rempli de cette colère et des manifestations de sa vengeance. L’exil du peuple juif, pendant des dizaines d’années, à Babylone est couramment interprété comme un effet de la colère divine. Dans les Psaumes on lit aussi de nombreuses allusions à la vengeance divine que Yahve pratiquera sur les ennemis d’Israël.

Tertullien, père de l’Eglise au deuxième siècle de notre ère, montre que le renoncement humain à la vengeance chez les croyants n’est pas sans rapport avec son déchaînement chez Dieu. Dieu se charge du ressentiment terrestre impossible à assouvir. Le Dieu colérique dit Peter Sloterdijk est comme un administrateur du patrimoine du ressentiment terrestre pour ceux qui ne peuvent se venger sans péché1.

En plein XX° siècle, un grand théologien comme Hans Urs von Balthasar continue d’admettre la notion de « colère de Dieu ». Il estime que l’indifférence à l’égard de Dieu est une offense vexatoire à son endroit, elle légitime qu’il punisse la créature pour défendre son honneur. Autrement dit c’est la conception aristotélicienne de la colère qui guide toujours cette théologie en ce qui concerne « Dieu ». Par contre pour les fidèles ordinaires la colère reste proscrite et son interdiction rejoint les positions du stoïcisme.

Depuis les premiers siècles de l’Empire romain jusqu’au 20° siècle, une machinerie idéologique très puissante qui conjoint christianisme et stoïcisme païen s’est donc employée à refouler le plus possible – pour les simples humains – la colère de la scène de l’histoirea donc irrigué toute la culture européenne jusqu’à nos jours. Autre grand moment de cette histoire le philosophe Hobbes (1588 – 1679) dont les travaux vont à leur manière, conforter cette exclusion.


 

Hobbes


 

Il considère que les Anciens, en particulier les Grecs ont légué aux Modernes toute une architecture conceptuelle ruineuse pour la sécurité de l’Etat et la paix civile. Il vise en particulier Aristote dont la conception de la colère justifie d’après lui les révolutions populaires ou aristocratiques. Je crois que sur ce point il a parfaitement raison.

Pour Aristote, les révolutions ou les bouleversements politiques sont dus, en ce qui concerne le peuple, à la combinaison entre le désir d’égalité, l’envie et la colère.

Pour lui, le peuple/demos a tendance à vouloir généraliser à tous les aspects de la vie sociale, l’égalité politique dont il jouit dans une démocratie, autrement dit : il pousse à l’extrême le principe d’une distribution homogène de tous les droits, de toutes les marques d’honneur et de tous les biens. Ce désir d’égalité est mélangé à de l’envie (phtonos), le peuple souffre de voir que les puissants et les riches ont plus que lui. Il ressent une amertume face à ces personnes qui ont trop d’honneur ou de bien, par rapport à lui. Il souffre d’inégalité relative, de ce point de vue il souffre moins de son propre état que de la prospérité des autres. Il peut rester très longtemps dans cet état qui est simplement potentiellement révolutionnaire. L’étincelle qui met le feu aux poudres est due à une insulte ou une vexation insupportable qui fait lever la colère et peut déclencher un mouvement violent.

Cette analyse qui fait la part belle à la colère dans le déclenchement des insurrections, Hobbes la trouve dangereuse pour l’Etat. Il va donc rabaisser son aura. Au lieu de célébrer celui qui se lève pour défendre son honneur, il va voir dans ce geste une attitude narcissique, celle d’une personne infatuée d’elle-même. Celle d’un faraud qui se pavane dans une gloire imaginaire2.

La colère, qui était chez Aristote, réponse héroïque au mépris devient une simple réaction mécanique, une montée de force, une percée « breakthrough » qui nous permet de surmonter brusquement les obstacles, quand survient un obstacle imprévu qui nous arrête dans notre mouvement. Aucun rapport avec le dédain et l’insulte puisque, remarque –t-il, « souvent ce qui nous exaspère ce sont des choses inanimées et dépourvues d’entendement, et par conséquent incapables de nous mépriser3». Quant à la visée de la colère « obtenir réparation » par soi-même, elle est absolument contraire à la nature de l’Etat qui dispose chez Hobbes du monopole de l’exercice légitime des rétorsions et de la violence.


 

1
 

 Sur toute cette question nous renvoyons à Peter Sloterdijk, Colère et Temps, Paris 2007, chap. 2.

2
 

 Léviathan, II, 27.

3
 

 De la nature humaine, (1640), 9 : 4-5.

Nietzsche : colère et ressentiment


 

Nietzsche admet la colère quand elle génère une riposte immédiate, une contre-attaque. Ce processus est sain, il participe de la vie active du sujet. Toutefois, pour lui ce processus est rare. La plupart du temps le sujet n’arrive pas à riposter, il désire riposter mais en est empêché. Il s’ensuit un aigrissement de l’âme, une sorte de mal chronique qui empoisonne l’esprit. C’est alors que se développe le ressentiment, la rumination vindicative que Dostoïevsky avait déjà décrite dans son roman « L’esprit souterrain ». Ce qui manque au sujet du ressentiment, c’est de pouvoir prendre une distance avec une blessure psychique qui obsède sa conscience et le vrai remède, pour Nietzsche, c’est l’oubli, l’oubli actif qui évite que la cire de la conscience soit comme durcie autour de son mal, modelée par lui au lieu de rester souple, mobile, toujours fraiche pour le mouvement de la vie.1 En définitive, Nietzsche diagnostique dans l’esprit de vengeance comme une maladie digestive, une impossibilité de digérer le passé, une peine à rebondir d’un esprit entravé. Par moment, et de manière paradoxale, il n’est pas si loin de Sénèque qui lui aussi revendique une éthique de la légèreté contre l’accaparement de la conscience par les soucis.


 

Conclusion : L’insistance du thymotique


 

Finalement, à part Aristote et les médiévaux qui s’inspirent de lui, la colère est généralement regardée avec beaucoup de suspicion. Chacun s’accorde à penser que tout ordre social est fondé précisément sur le refoulement de la colère. Cette énergie qui fait irruption et bouillonne dans la poitrine ne serait qu’une passion triste, un peu inhumaine et somme toute inutile et ruineuse. C’est là ce que pense l’humanisme.

Pourtant faisons une expérience de pensée : privons-nous de toute colère, privons-nous de cette âme généreuse, de ce thumos comme disaient les grecs, alors avec la colère il faut s’attendre à voir disparaître : la contestation vive, l’indignation, l’esprit de révolte, le refus passionné, le « non », toutes ces formes plus ou moins passionnelles de la négativité qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est2.

Tout le monde sent bien que la vie individuelle peut difficilement se passer de ce foyer d’impulsion qu’est le thumos. Quant à la vie sociale, elle a besoin d’ordre, mais elle a aussi besoin de renouvellement , de critiques, de crises adaptatives, du choc des ambitions, sa santé exige donc qu’elle accueille un certain quantum de désordre. Ce qui, pris abstraitement, est antisocial fait aussi partie, et même heureusement partie, de la vie de la société.

Dans « Colère et Temps », Peter Sloterdijk fortifie et élargit le point de vue que je viens d’esquisser et je voudrais terminer en lui laissant la parole.

Pour lui, il faut revenir à la psychologie philosophique des Grecs anciens d’après laquelle l’âme ne s’exprime pas seulement dans l’Eros et ses pulsions dirigées vers des objets, mais tout autant dans les impulsions et les énergies du thumos.

C’est de cette deuxième force fondamentale du champ psychique que dérivent, dit-il, : « la fierté, le courage, la vaillance, le besoin de se faire valoir, l’exigence de justice, le sentiment de dignité et d’honneur, la colère, l’affirmation de soi, l’indignation et ses énergies combatives et vengeresses ».

Ces réalités, il faut le remarquer, font partie, peu ou prou, de la liste des péchés capitaux3. C’est que le christianisme institutionnel nous a légué une liste de valeurs opposées aux dynamiques thymotiques, ainsi : la modestie, le ressentiment contre le moi et son penchant à se faire valoir lui et ce qui est sien, l’égoïsme sous toutes ses formes, l’humilité pour tous et la soumission pour le peuple. Il a fallu Nietzsche pour commencer à voir que ce procès fait à la superbia, à la fierté était l’envers d’une crainte devant la vie, devant tout un monde de passions qui ne sont pas sans danger mais qui sont affirmatives et valorisantes pour celui qui les éprouve.la soumission

Cette mise au point de Sloterdijk va loin, elle atteint directement la psychanalyse en ce que celle-ci ne veut connaître qu’une forme du psychisme : son versant érotique. Quand la psychanalyse se soucie d’autre chose que des avatars du désir d’objet et d’amour, elle pratique un réductionnisme théorique qui renvoie les phénomènes thymotiques à une sorte d’auto-érotisme, celui de Narcisse. Autrement dit pour penser l’affirmation de l’homme par lui-même, un certain mouvement exalté et exaltant, la psychanalyse se réfère à la pauvre figure d’un être fragile, incapable de faire la différence entre lui-même et son reflet. Je ne veux pas dire par là que les mouvements vigoureux de l’être humain ne puissent être modifiés ou colorés par des nuances érotiques. Mais je pense que la psychanalyse devrait reconnaître, à côté du continent psychique érotique, un autre continent autonome du psychisme, le thymotique au lieu de s’épuiser vainement à le réduire au premier.

1
 

 Sloterdijk estime qu’un parti fortement contestataire peut ouvrir une autre voie à la colère en évitant

l’aigrissement du ressentiment. Par exemple quand les prolétaires, ne pouvant réagir dans l’immédiat remettent leurs colères à un parti qui les gère dans le temps comme une banque. Il parle du Komintern comme d’une «  banque mondiale de la colère », de même avec les « banques populaires fascistes ». Il suffit à ces banques d’entretenir un peu les motifs de colère et de « placer » à bon escient les avoirs de leurs membres dans des « actions » rationnellement choisies. Colère et temps, ch. 3, ibid.

2
 

 Paul Ricoeur pointe très clairement le lien courage, colère, indignation réunis dans le thumos cf. Esprit 2002.

3
 

 Le catalogue classique des péchés capitaux offre d’ailleurs une image équilibrée entre les péchés érotiques et les péchés thymotiques dans la mesure où l’on peut classer l’avarice, la luxure et la voracité dans le pôle érotique et l’arrogance, la colère et la jalousie dans le pôle thymotique. Seule la mélancolie (acedia) échappe à cette répartition, car elle exprime une tristesse sans sujet ni objet.

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz