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Capitalisme et méchanceté

 

Nous vivons une époque formidable au sens de susciter la crainte : attentat du 11 sept, Madrid, assassinats nationalistes, décapitations, tueries en masse, viols planifiés,… La série des horreurs donne une impression de gueule de bois à ceux qui ont la nostalgie de mai 68, tandis qu’à la même époque, Lacan prédit la montée du racisme, qui est rejet de la différence. On dira que, la technique en moins, cela s'est toujours pratiqué à un stade artisanal. Néanmoins, si la méchanceté est de toujours et de partout, le capitalisme l’attise.

Terme paillasson sur lequel on se frotte les pieds sans jamais s’arrêter : qu’est-ce donc que la méchanceté ? Pas si facile, bien que nous soyons tous méchants — pourtant, il s’agit d’une part d’inhumanité sans quoi nous ne serions pas humains.

 

L’héautontimoroumenos

Parmi les espèces vivantes, l’être humain est le seul capable de se souhaiter du mal. Le poète romain Terence, a écrit une pièce (163 av. J.-C) l’heautontimoroumenos (Titre d’un poème de Baudelaire : « Je suis la plaie et le couteau »), que l’on traduit par : le bourreau de soi-même.  L’histoire est celle d’un père qui désavoue l’amour de son fils pour une femme ; après quoi, pour se punir de sa méchanceté, le père vit dans une extrême et sévère austérité.

Dans l’expérience, ça donne ce garçon à deux doigts de subir une intervention chirurgicale, suivie d’un strict régime alimentaire pour venir à bout d’une obésité maladive. La rencontre avec la psychanalyse l’a poussé à recomposer sa relation avec la nourriture. Chaque fois qu’il était contrarié, plutôt que de donner libre cours à la colère contre son entourage, il se goinfrait de nourriture, pour être en phase avec cette identification : être le petit-garçon-à-sa-maman-et-à-son papa.

Pour ne pas être méchant avec les autres, il devait l’être avec lui-même, sous la forme d’un impératif: bouffer ! L’analyse l’a amené à externaliser la pulsion de mort. Au fur et à mesure qu’il s’autorisait à répondre aux autres, parfois sur un ton agressif, il ressentait toujours moins la nécessité de se goinfrer. Et puis, il fait cette remarque qui suspend l’acte chirurgical programmé : « Je n’ai pas encore commencé mon régime et j’ai déjà perdu 25 kg ! » Le changement « opéré » a consisté en ce que la méchanceté qu’il s’administrait à coup de cruels gavages, a été retournée aux autres, qui se plaignent à leur tour… de ne plus reconnaître le gentil garçon qu’il était !

Je signale le cas, parce qu’aujourd’hui le Marché a le coup de bistouri rapide, et l’on trouve des toujours chirurgiens pour régler de la sorte les problèmes d ‘être.

Nous connaissons ces sujets qui s’infligent une punition pour n’être à la hauteur d’un idéal d’excellence. Ils se sentent d’autant plus en faute, qu’ils sont saisis par l’envie furieuse et subite de passer l’aspirateur, de ranger la cuisine ou d’ordonner la bibliothèque, au moment précis où ils devraient préparer un examen, ou aller au Café-philo par exemple !

Le poète Charles Juliet confie avoir évolué sous le regard de Krishnamurti, sans jamais être parvenu à ce qu’il pensait être les attentes de son mentor : « L’œil qui me surplombait me prenait constamment en défaut, si bien que durant ces années, j’ai été prisonnier d’une permanente culpabilité. » (Au pays du long nuage blanc) Cette forme de culpabilité est ce qu’il y a de mieux partagé en ce monde ; elle porte sur le défaut fondamental (qui est en fait une qualité) : l’imperfection.

Dans Le livre de ma mère, Albert Cohen a raison de dire : « Ma souffrance est ma vengeance contre moi-même. »

 

Ce qu’est la méchanceté

Pour y répondre,  j’évoque l’histoire évoquée par Freud du roi qui remarque dans la foule un homme à qui il ressemble étonnamment : « Il lui demande : “ Ta mère n'a-t-elle jamais servi au palais ? “ – “Non, Altesse, répond celui-ci, c'était mon père.“»

Battre, tuer, n’est pas suffisant. La méchanceté n’est jamais aussi satisfaisante que quand elle atteint l’être. Les déportés (Robert Antelme, Primo Levi…) affirment que, plus que les coups, l’horreur absolue c’est l’absence de Loi, l’arbitraire qui fait du déporté un objet livré à la jouissance de l’Autre : la souffrance morale, pire que celle physique. Eliminer le déporté, passe par cet impératif : « Il ne faut pas que tu sois.» (Robert Antelme, L’espèce humaine). Cet être suprême en méchanceté, conduit Lacan, en 1967, à voir dans le « lager », le camp, la préfiguration de notre société toujours plus carcérale, « conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et de l'universalisation qu'elle y introduit. »

La méchanceté ordinaire demeure en deçà, mais il en faut peu pour qu’elle devienne extraordinaire. L’entreprise de destruction nazie trouve son prolongement dans la méchanceté du Marché, pour lequel l’être humain vaut moins qu’une épluchure (Cf. le travail des enfants en Chine).

Le sujet contemporain proteste contre une déshumanisation de laquelle se dégage un sentiment généralisé de mépris (d’où, partout, l’appel au « respect »). C’est sensible dans la société, dans le travail mais aussi dans le couple où les Choses de l’amour sont toujours plus exclues. De là, les mouvements nationalistes depuis la fin du XIX° s., et la recrudescence des sectes et des extrémismes de toutes sortes qui se donnent pour un abri de l’être — souvent pire en méchanceté !

La déshumanisation ravale le sujet au rang d’individu, en le départicularisant (« personne n’est irremplaçable » on nous répète au travail), —  Le poète Jean Ferrat en saisit le ressort dans cette phrase : « Ils se croyaient des hommes, mais n’étaient que des nombres » (Nuit et brouillard).

L’objectivation, par une psychologie valet du capitalisme, nous soumet à une forme nouvelle de méchanceté : elle « destitue le sujet », c’est-à-dire abrase l’être, pour tendre vers un monde où « tous sont pareils ». Et ça n’est pas sans effets ; Lacan (1950) parle d’un « psychologisme qui, chosifiant l'être humain, irait à des méfaits auprès desquels ceux du scientisme physicien ne seraient plus que bagatelles, un nouveau type d'aliénation de l'homme qui passera dans la réalité (…) un homo psychologicus dont je dénonce le danger. » (Intervention sur le transfert)

Cette autre forme d’aliénation, contamine le système même de production ; voyez la firme Monsanto qui aliène  les paysans tenus, par de savants contrats, à n’user que d’une forme dégradée de semences. Les règles du commerce international sont en passe d’être modifiées (Tafta, Transatlantic free trade agreement), pour renforcer l’emprise sur les individus.

 

Le régime capitaliste

Base du capitalisme, la départicularisation a pour conséquence de rendre les jouissances communes à tous. Avec le Marché commun, plus nous lâchons sur nos jouissances particulières, plus nous tendons à accepter ce qu’il nous « offre ». Le monde capitaliste est le régime de la jouissance obligatoire (régime au sens politique, médical, hygiénique, mécanique, culinaire…). C’est pourquoi il existe une proximité entre le capitalisme et le pervers, qu’une instance surmoïque oblige de jouir sans désir ! On ne vous demande pas si vous désirez un objet ; on vous dit que vous le désirez.

Vous direz : « et l’interdiction de jouir » qu’ordonne l'extrémisme religieux ? Fumer, boire, forniquer, vendre des pommes le jour de la prière, jouer au cerf-volant, posséder des canaris ou rire en public pour les femmes, assister à un match de volley …, et si l’on tolère le café, c’est à la condition qu’il ne soit pas philo. Mais cette interdiction est une obligation de jouir encadrée et contrôlée par la religion, le nationalisme, la tradition.

L’obligation de jouir découle de l’absence de limite à la jouissance. Pour illustration, voyez les sympathiques « selfies » devant les cadavres décapités ! Mais encore la description hallucinée que donne de la tuerie Ernst Jünger, dans Orages d’acier.

Plus proche de nous, il y a à Toulouse l’intégration estudiantine sous la forme d'une gigantesque fête (tout est gigantesque avec le capitalisme) où l’un des jeux est le Beer-Pong : si la balle de ping-pong que vous lancez atteint un gobelet de bière, votre adversaire est obligé de le boire ! On retrouve l’obligation jouissance liée au « no-limit ». L’organisateur s’en vante : « Nous voulons recréer une soirée déjantée, typique des confréries étudiantes sur les campus américains. » [sans jante, sortie de route !] Et, il énonce le critère fétiche du discours capitaliste: « Notre succès prouve que nous sommes appréciés.» Etre apprécié est devenu l’indicateur de qualité.

Or, l’appréciation peut être largement manipulée, comme le montre par ex. Youtube (il suffit de payer pour booster le chiffre.) Il y a quelque chose de cet ordre avec l’impact factor, critère soi-disant scientifique selon lequel la valeur d’une recherche est adossée au nombre de fois qu’elle est citée (ce qui ne signifie pas qu’elle est lue).

Sait-on le pourquoi nombre de fêtes familiales, d’anniversaires, de célébration finissent dans la dispute ? Ne serait-ce pas qu’elles sont vécus comme une obligation ? Car le capitalisme démultiplie les fêtes…, ça fait vendre.

 

Donc, obligation ou interdiction de jouir sont dictées par l’Autre, dont nous savons qu’il agit pour notre bien ; pourtant, « le monde dans lequel nous vivons, celui qui produit le mal-vivre de masse, est créé au nom des théorèmes du bien-être. » (Eric Laurent) — j’avais dit l’an dernier la profonde méchanceté du bienfaiteur, notamment celle de saint Martin à l’égard du pauvre. Tout le monde n’était pas d’accord avec moi ; mais ce n’est pas par ce qu’ils étaient nombreux à avoir tort, qu’ils avaient raison !

L’autre facette de la méchanceté commandée par le discours capitaliste, provient de ce qu’on nous dit quoi faire et comment être, si bien que nous sommes traités comme des enfants ; infantilisation généralisée dont tout le monde se plaint — tout en la favorisant : paraître « jeune » est un nouvel impératif — avec pour contrepartie les problèmes d’autorité.

« Il n’y a plus de grandes personnes », peut-on lire dans les Anti-mémoires d’André Malraux. Cela signifie que « la grande personne » est le sujet qui se fait être responsable de sa jouissance, et donc ne se laisse pas captiver par une jouissance commune.

Ce n’est pas évident d’aller à contre-courant. C’est pourquoi, pour Lacan (1975), « une tradition est toujours conne. Tout ce qu'on peut espérer d'une tradition, c'est qu'elle soit moins conne qu'une autre. » C’est pas gagné si l’on en juge aux nationalistes : après avoir obtenu la reconnaissance au nom du droit à la différence, ils s’empressent d’imposer d’être tous pareils ! L’un d’entre eux se voyait reprocher de porter des cravates jaunes et d’avoir de copines étrangères, autrement dit non-nationalistes !

 

Aussi, l’Autre qui a pris la figure du spécialiste, de l’expert, nous annonce de bonnes nouvelles (Cf. l’évangélisme de Boris Cyrulnik avec sa pastorale de la résilience), sur l’air de « Tout va bien madame la marquise», et dévalorise notre expérience, celle dont Socrate nous a ouvert la voie avec la maïeutique — on peut apercevoir un lien entre la haine à son égard et à l’égard de la psychanalyse.

Tandis que les experts font de la question de l’être un affaire de conditionnement : être un homme, une femme, un père, une mère, et, avant tout, un bon consommateur, tout cela s’apprend.

Pour Lacan, l’Autre du discours capitaliste, qui nous tient pour des sous-développés, nous impose son mode jouissance (Télévision, 1972) avec ce que Lacan appelle les lathouses, « ces objets faits pour causer votre désir » mais dont l’effet est de nous plonger dans la solitude, au lieu de faire lien social. Notre partenaire est plus souvent la machine que l’autre habité d’un désir —pour un homme, la machine, c’est tout de même moins compliqué qu’une femme, mais quel ennui !, cet ennui dont nous nous plaignons tout entourés par des myriades de distractions.

Donc, l’expert sait ce qui est bon pour nous, le plus curieux étant qu’il parvient à convaincre de son absolu désintéressement.

 

L’anti-démocratie

L’autre nom de la méchanceté c’est la pulsion de mort, que le discours capitaliste excite en privilégiant la jouissance sur le désir — thèse développée dans notre ouvrage La méchanceté ordinaire (2014). Le capitalisme n’a que faire de citoyens ; il nécessite des individus et non pas des sujets — il fabrique des individus « tous pareils », qui lâchent sur leur particularité, et sur lesquels il s’agit de faire peser la seule loi du profit. Aussi, capitalisme et démocratie sont foncièrement antinomiques : « Pour Kenneth Arrow [Nobel d'économie1972] le marché n’est en théorie compatible avec aucun régime politique, forme de gouvernement, démocratie, oligarchie, dictature. »

Le progrès en matière de méchanceté, c’est que nous sommes au-delà de la servitude volontaire de la Boétie, laquelle repose sur la crainte du tyran ; aujourd’hui nous sommes notre propre tyran. Héautontimoroumenos. Silencieux grâce à la jouissance des lathouses, nous sommes les complices d’une sauvagerie inouïe contre les êtres et la planète. Ah, ça, oui, vraiment, une époque formidable !

 

 

Francis Ancibure,

Café-philo de Biarritz

05 XI 2014.

 

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