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« Il faut s’adapter » Autour du livre de Barbara Stiegler sous-titre: sur un nouvel impératif politique. Café philo de Biarritz le 29 octobre 2019

 

L’injonction à s’adapter est partout présente dans les discours politiques, économiques ou managériaux. Il faut s’adapter aux transformations, aux mutations de notre monde, à l’accélération des changements de nos modes de vie, à un environnement technique d’une complexité croissante, à une mobilité permanente, à la circulation de plus en plus rapide des flux de marchandises, de personnes, d’informations. Et nous intégrons ce discours, nous disons que nous sommes « dépassés », nous nous sentons « en retard » relativement aux changements accélérés de notre environnement. Que ce soit sur le plan personnel, professionnel ou social, il faut s’adapter. Or transformation, évolution, mutation -et aussi sélection, nous en reparlerons- sont des mots qui s’ils ont envahi le champ social et politique appartiennent d’abord au vocabulaire de la biologie évolutionniste.

A la suite de la deuxième guerre mondiale, et de l’utilisation d’une biologie mise au service de l’idéologie nazie et de ses applications atroces les penseurs européens de diverses disciplines de la deuxième moitié du XX° siècle ont évacué la référence à la biologie s’agissant de l’homme. Tel n’était pas le cas à la fin du XIX° et dans la première moitié du XX° chez par exemple Nietzsche, Bergson, Canguilhem et d’autres. Cette mise entre parenthèses du lien entre la biologie évolutionniste, la psychologie, les sciences sociales, la politique et l’économie et ne s’est pas produite en Amérique où la révolution darwinienne a donné lieu à d’intenses débats qui se poursuivent aujourd’hui.

L’enquête généalogique de Barbara Stiegler révèle l’origine de l’injonction à s’adapter dans l’hybridation entre le discours biologique de la théorie de l’évolution et le discours politique entamée du vivant même de Darwin. Et c’est aussi là que se trouve une source essentielle du néolibéralisme. Dans son cours au Collège de France en 1978-1979 intitulé: La naissance de la biopolitique Michel Foucault perçoit l’importance du colloque Lippmann organisé à Paris en 1938 par le philosophe français Louis Rougier va permettre la rencontre des différents courants du mouvement néolibéral. importance a été. Entre autres grands intellectuels ce colloque rassemblait autour de Walter Lippman, Frederick Hayek et surtout John Dewey dont le débat qu’il entretint avec Lippmann pendant la première moitié du XX°siècle marqua durablement la pensée politique américaine. C’est l’objet du livre de Barbara Stiegler.

Qui sont Lippmann et Dewey?

Lippmann (1889-1974)est un journaliste, essayiste, qui a aussi joué un rôle comme diplomate et conseiller politique essentiellement à la fin de la première guerre mondiale où il fut chargé de coordonner les activités d’un bureau d’une centaine d’experts dont la mission était d’élaborer la future politique mondiale des États-Unis. Élève de Graham Wallas (philosophe anglais alors invité à enseigner aux Etats Unis et dont les idées ont profondément influencé le parti travailliste) Lippmann s’est d’abord situé de manière critique relativement à Spencer -dont nous allons reparler. John Dewey (1859-1952) est connu comme pédagogue dans les milieux éducatifs pour son insistance sur le rôle de l’expérimentation et des interactions entre les enfants qui participent ainsi activement à leur propre éducation. Avec Sander Pierce et William James il est une des figures majeures du courant pragmatiste. Son débat avec Lippmann témoigne de la lecture critique très attentive qu’il fait des ouvrages de ce dernier.

C’est une conférence Barbara Stiegler entendue l’été dernier à Lagrasse qui m’a conduite à la lecture de son livre. Beaucoup des questions que je me posais sur les principes qui inspirent nos modes de gouvernement actuels s’en sont trouvées sinon résolues du moins en partie éclaircies tant les enjeux de ce débat restent les nôtres. Mon propos ici est simplement de rendre compte des principaux thèmes que j’ai repérés au cours de ma lecture et qui me semblent de nature à animer un échange autour des positions de Lippmann et de Dewey relativement au problème politique. Plutôt que de suivre avec Barbara Stiegler l’ordre chronologique d’échanges qui ont duré un demi- siècle j’ai trouvé plus pertinent dans la perspective de cette séance de notre café philo d’exposer d’abord les thèses de Lippman d’une part et ensuite les critiques et la pensée de Dewey.

 

Mais je commencerai par parler brièvement des prémices de cette hybridation de la biologie évolutionniste et de la pensée politique.

 

Le premier auteur à avoir tenté de repenser le politique à la lumière de l’évolutionnisme fut Herbert Spencer (1820-1923). Plus proche de Lamarck que de Darwin dont il était le contemporain, (L’origine des espèces a été publiée en 1859) et même s’il dut alors faire une place à l’idée de sélection naturelle, Spencer explique l’évolution par l’effort des vivants pour s’adapter à un environnement qui leur dicte sa loi. L'amélioration progressive de leurs facultés qui en résulte est, comme le pensait Lamarck transmissible aux descendants, -c’est la thèse de l’hérédité des caractères acquis. En compétition les uns avec les autres, face à un environnement difficile ou hostile seuls les organismes capables de s’y adapter survivent. Pour Spencer la sélection naturelle darwinienne est une explication trop partielle du processus évolutif, il propose de remplacer cette expression par « survivance des plus aptes » et à la distribution aléatoire des variations darwiniennes il préfère les mécanismes lamarckiens. Selon un déterminisme sans faille l’urgence vitale contraint les individus qui sont entièrement soumis aux conditions extérieures à une adaptation stricte à leur milieu. Pour l’espèce humaine dont l’environnement depuis le 18° siècle est celui imposé par la révolution industrielle, cet ajustement continu prend la forme d’une division mondiale du travail, d’une spécialisation et d’une coordination de toutes les activités dans un capitalisme auquel le monde entier sera progressivement soumis.

Telle est la finalité de l’évolution: une parfaite interdépendance des hommes dans coopération industrielle et pacifique où la division poussée du travail et une spécialisation complète des activités des individus assurera la comète adaptation de chacun à son environnement. Au regard d’une telle fin qui s’accomplira inéluctablement, la lutte compétitive entre les individus qui entraîne l’élimination des inaptes et la sélection des plus aptes est un processus transitoire mais nécessaire pour parvenir à une humanité pacifiée dans une complémentarité rigoureuse des individus qui la composent. C’est le mouvement même de l’économie capitaliste, c’est à dire celui de l’évolution des sociétés humaines qui rend cette fin inéluctable. Les moyens d’y parvenir sont politiques. Ils consistent dans le retrait total de l’Etat de la vie économique et sociale afin de laisser jouer à plein les mécanismes de l’économie. S’impose en particulier la levée de toute mesure sociale d’aide ou d’assistance même simplement charitable aux plus pauvres le jeu permettant la sélection des plus aptes. Se trouve alors faussé. C’est ce qu’on a appelé le « darwinisme social ». Mais l’influence de Spencer très importante au tournant des 19° et 20° siècles notamment dans le grand patronat américain va décliner dès les années 20. La concentration inégale des richesses, les crises sociales et financières, les scandales liés à la corruption vont entraîner une revalorisation du rôle de l’Etat. « L’Amérique éclairée ne croit plus aux vertus du laisser faire »-Stiegler. La promesse de liberté et de démocratie dont elle se sent porteuse demande une régulation collective définie par la politique nationale. L‘intervention de l’Etat apparaît nécessaire pour empêcher une accumulation des richesses entre les mains d’une caste privilégiée de grands patrons carnassiers occupés à se dévorer entre eux et soucieux de maintenir cet état de choses qui finit par entraver toute véritable compétition. Sur le plan philosophique les idées de Spencer déjà combattues par Nietzsche vont devenir la cible de Bergson dont l’Evolution créatrice -1907- a été très vite traduite, et aussi celles des pragmatistes, William James et John Dewey qui s’efforcent d’élaborer une autre pensée de l’évolution en accord avec la biologie qui leur est contemporaine. En effet au tournant des 19° et20° siècles Weissman découvre que les cellules germinales, porteuses des caractères héréditaires (génotype) ne subissent pas l’influence du milieu et qu’en conséquence la thèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis n’est plus argumentée. Et contrairement à ce que l’expression « darwinisme social » laisserait penser la survivance des plus aptes n’est pas la sélection naturelle de Darwin.

Pour ce dernier le processus de la sélection naturelle dont résulte l’évolution est bien différent de celui que Spencer reprend de Lamarck: Certains individus naissent porteurs d’une petite différence, d’une variation aléatoire de leur organisme qui les favorise relativement à leur environnement ou à une modification de cet environnement (une variation du climat par exemple). Cette différence héréditaire, infime au début, est entièrement due au hasard. Elle se renforce progressivement au cours des générations par les accouplements entre les vivants qui en sont porteurs et finit par leur procurer un avantage décisif si bien que progressivement, les autres se trouvent éliminés. L’évolution est donc le résultat imprévisible d’un tri qui s’opère après coup dans l’interaction des vivants et de leur environnement. Contrairement à ce que pensait Spencer, elle n’est orientée par aucune finalité.

Le darwinisme a entraîné un renouvellement majeur de la pensée politique libérale. De nouveaux usages vont être faits des notions d’évolution, d’adaptation au milieu, de sélection naturelle dans la manière de concevoir une société profondément bouleversée par la révolution industrielle et l’expansion du capitalisme. Jusqu’où le néolibéralisme peut-il se prétendre l’héritier du darwinisme? Quelles sont les conséquences de la révolution darwinienne dans le domaine politique?

 

 

Contre Spencer, Lippmann, au début en accord d’une part avec les pragmatistes et par ailleurs aussi avec Bergson va construire une autre pensée politique à partir de sa conception de la révolution darwinienne.

Que l’espèce humaine soit le résultat de la sélection naturelle, entraîne en effet des conséquences sur la théorie politique. « Puisque tout évolue, y compris l’espèce humaine et son environnement, le maître mot de la politique ne pourra plus être à l’avenir le respect des mécanismes régulés par des lois rationnelles, -comme chez Platon par exemple- pas plus que l’idée abstraite d’égalité, de liberté ou de justice issue de la philosophie des Lumières, mais la réalité dynamique de l’évolution » résume Barbara Stiegler. La théorie politique classique qui s’origine dans les 17° et 18° siècles prend en effet pour point de départ non la nature humaine telle qu’elle est mais un individu abstrait dont elle méconnaît la réalité biologique tout autant que celle du fonctionnement social qui en est au moins partiellement le prolongement. L’évolutionnisme invalide la vision figée et idéale d’un homme rationnel et libre citoyen d’un peuple souverain capable de s’autogouverner.

Et Michel Foucault montrera que dans l’application de cette théorie politique classique le pouvoir s’arroge le droit de réprimer par la discipline les impulsions non domestiquées et de rééduquer les individus qui s’opposent à une politique fondée en raison. Mais pour Lippmann, -qui reprend ici Nietzsche et Freud- ces impulsions sont source d’énergie et doivent bien plutôt être sublimées, c’est à dire subir un changement d’objet pour devenir socialement compatibles. Le rôle d’un gouvernement fort appuyé par des experts en sciences humaines, en psychologie notamment, sera de trouver les bons substituts aux « choses mauvaises » et de se charger d’éduquer la population. De même la théorie économique classique issue d’Adam Smith, dont le départ est un individu raisonnable capable de calculer ses intérêts, d’effectuer des choix rationnels, de prévoir les conséquences de ses actes et d’entrer dans des rapports de coopération avec ses semblables, fait l’impasse sur les affects qui obèrent ces choix. Les théories politiques et économiques classiques ne prennent pas en compte le réel de la condition humaine. Or l’environnement humain connaît une transformation accélérée. Notre espèce se trouve dans une « situation complètement inédite dans l’évolution du vivant ». A partir du 18° siècle, la révolution industrielle a produit un extraordinaire changement d’échelle de nos milieux de vie. La division du travail entraînée par le capitalisme gagne le monde entier. Les flux et la vitesse des échanges sont en accroissement constant. Les modes de vie en sont profondément transformés et notre espèce est entrée dans ce que Wallas (le maître de Lippman) et Lippmann lui-même à sa suite ainsi que Dewey appelleront La Grande Société. B. Stiegler: « notre espèce dont jusque là les dispositions intérieures se trouvaient adaptées au stimulations extérieures de l’environnement se trouve pour la première fois complètement inadaptée à son milieu. » Ce milieu est celui de la production et des échanges mondialisés qu’après Wallas Lippmann et Dewey appelleront la Grande Société. Contrairement à l’animal politique d’Aristote adapté à la taille d’une Cité dont la croissance était sagement limitée, l’homme citoyen de la Grande Société n’est plus capable de comprendre ni même de percevoir son nouvel environnement. L’espèce humaine se trouve en retard sur l’environnement qu’elle a elle-même créé.

Pour Wallas et Dewey La Grande Société exige de l’humanité qu’elle réorganise activement ce nouvel environnement et cela ne peut passer que par la démocratie. Les processus d’enquête (thème repris des sciences sociales, essentiel chez Dewey) et d’expérimentation collective impliquant massivement les sciences humaines doivent être l’objet de la délibération politique, j’y reviendrai.

Mais si le constat du retard de l’espèce leur est commun Lippmann va s’ éloigner des pragmatistes quant aux solutions proposées pour y remédier. Observant après la première guerre mondiale que les mouvements les plus conservateurs se diffusent aux Etats-Unis avec le retour de l’ordre moral, la prohibition, la censure, la peur des rouges, la montée du Ku Klux Klan, et voyant en Europe les pays démocratiques comme l’Italie glisser vers des régimes autoritaires Lippmann constate le naufrage des démocraties et en tire la conclusion qu’il est faux de croire le citoyen capable de participer aux affaires publiques.

La cité grecque, origine et paradigme de la démocratie réduisait sphère politique à l’échelle du perçu et imposait stase et clôture à une communauté autarcique. (Platon, Aristote) Mais l’accélération de l’élargissement de l’environnement jusqu’à la Grande Société contredit ce modèle. En effet un homme ordinaire ne peut penser au-delà de ce qu’il perçoit. Comme les captifs enchaînés de la Caverne, qui ne peuvent bouger ni tourner la tête il est le prisonnier fasciné des images fabriquées qui défilent devant lui. La fixité et la rigidité indépassables des perceptions humaines condamnent l’homme moyen incapable de penser autrement que par stéréotypes, à un retard structurel dans l’adaptation à une multiplicité de flux toujours nouveaux, toujours croissant. Nos idées stéréotypées sont des fictions transitoires nécessaires qui projettent une stabilité fictive dans le flux du réel. Comme les ombres de la Caverne qui sont celles d’artefacts animés par des manipulateurs invisibles les stéréotypes peuvent aussi être imposés du dehors. La grande industrie du spectacle et l’invention du cinéma au service de la propagande (que dirait Lippmann des moyens actuels de communication!) exploitent la nature stéréotypique de l’homme moyen. La masse, amorphe, engluée dans la dépendance de l’enfance, incapable de sortir de l’état de minorité déjà décrit par Kant, n’est pas capable d’une décision éclairée et s’en remet à ceux qui sont à la tête des affaires. Ceux-ci ne sont pas d’une nature différente, ils sont également guidés par des stéréotypes mais ils ont la possibilité de les confronter au réel dans des expériences à grande échelle et d’être ainsi contraints à les modifier. Et c’est à ses seuls effets dans que se mesure le juste exercice du pouvoir politique. Ce n’est pas le niveau d’autonomie du citoyen qui définit un bon gouvernement démocratique mais l’augmentation de la qualité de vie de la population et de ses standards régulièrement évalués: « si, au lieu de faire dépendre la dignité humaine de la seule présupposition d’un gouvernement de soi vous insistez sur le fait que la dignité de l’homme exige un standard de vie dans lequel ses capacités peuvent convenablement s’exercer…le problème est alors de savoir si le gouvernement produit un niveau minimum de santé, de logement décent, de biens de première nécessité, d’éducation, de liberté, de plaisirs, de beauté. »-Lippman- Avant d’être un citoyen l’individu est un producteur, un consommateur et un reproducteur. Replié par sa déficience structurelle sur la sphère de ses intérêts et de ses choix économiques, il laisse l’exercice du pouvoir politique aux leaders éclairés par les experts. Cette expertise est celle des sciences humaines et sociales, la psychologie au premier chef. Utilisant les moyens modernes de communication la propagande fabriquera le consentement « démocratique » de la masse amorphe. Ainsi la population se divise entre passifs, la masse, et actifs, les dirigeants et les experts. Cependant, il n’y a pas de leader ou d’expert par nature, chacun, selon ses compétences et la place gagnée dans une compétition loyale peut être passif ou actif selon le cas. L’adaptation à la grande Société exige justement cette mobilité.

 

 

De même que la théorie politique classique, le libéralisme économique produit des effets

qui bloquent l’évolution du capitalisme vers des échanges mondialisés et l’injonction du « laisser faire » aboutit paradoxalement à la défense du statut quo: -Lippmann- « sous l’emprise de l’illusion du laisser faire on a supposé que les bons marchés s’organisaient en quelque sorte eux-mêmes ou tout au moins que les marchés pouvaient être aussi bons qu’ils pouvaient l’être. Ce n’est pas vrai. » -c’est la croyance d’Adam Smith à la fameuse « main invisible » qui assurerait la conciliation naturelle des intérêts privés qui est ici attaquée- De plus la prétendue non intervention de l’Etat dans le jeu des forces économiques, credo du libéralisme, est une fiction. Lippmann analyse le rôle du droit et révèle qu’en réalité les libéraux n’ont pas cessé de s’appuyer sur l’interventionnisme juridique de l’Etat et sur un énorme arsenal d’artifices règlementaires au service des avantages acquis en protégeant par exemple la propriété privée ou l’héritage, favorisant ainsi la concentration et l’accumulation des capitaux entre les mains de quelques privilégiés dont le conservatisme s’oppose à tout changement. Le néolibéralisme réformera donc l’ordre social par le droit afin de lever les obstacles qui entravent l’évolution de la Grande Société vers l’économie mondialisée basée sur la division du travail et les échanges accélérés des flux. Toutes les nations, même les plus arriérées finiront irrésistiblement par entrer dans ce système qui est la loi de l’histoire: « la nécessité de lois communes à toute l’économie mondiale est la nécessité de toutes les multitudes de l’humanité dans leurs transactions quotidiennes et sa force cumulative est invincible. » -Lippmann- Et les réformes du droit seront permanentes, les ajustements constants pour empêcher la société de s’engluer dans les stases et l’immobilisme car la déficience native de l’humanité fait que son retard à s’adapter sera toujours à rattraper par de nouvelles lois. Ce dont la Grande Société a besoin pour que le capitalisme s’y accomplisse c’est de sécurité et d’égalité des chances pour la division du travail. Le rôle du gouvernement consiste à en instaurer les conditions par les lois. -Cette dernière idée se retrouve dans l’ordolibéralisme allemand qui a inspiré la constitution européenne.

Ce n’est donc pas directement sur le marché, dans la vie économique que le néolibéralisme va intervenir, sinon pour assurer la circulation optimale des flux, mais sur l’espèce humaine elle-même qu’il s’agit de réformer en vue de l’adapter à l’environnement mondialisé.

La condition d’une division du travail qui permettra à chacun de trouver sa juste place dans la Grande Société capitaliste c’est l’égalité des chances dans une compétition non faussée. Il s’agit d’instaurer les règles d’un « fair play » comme cela se passe dans le sport où c’est le meilleur qui gagne: « la conception libérale de l’égalité ne promet pas de rendre tous les hommes égaux en richesse, en influence, en honneur et en sagesse. Au contraire, sa promesse est que les inégalités extrinsèques imposées par les privilèges soient réduites et que les supériorités intrinsèques s’affirment d’elles-mêmes. » - Lippmann-. Pour être juste la compétition où peuvent s’affirmer les aptitudes intrinsèques des agents exige la réorientation des règles de droit. Ici on comprend la profonde différence entre libéralisme et néo libéralisme. Si le libéralisme a raison d’affirmer que la compétition économique et sociale entre individus placés sur pied d’égalité est la condition du progrès il se trompe quand il croit l’égalité des chances déjà assurée. Il ignore la réalité anthropologique et fait l’impasse sur le poids des stases, des habitudes et des attachements qui ruinent la possibilité du calcul rationnel des coûts et des bénéfices. C’est à ces manques que le néolibéralisme prétend remédier. Il se donne une mission politique, sociale et même anthropologique. Sa séduction vient de ce que son contenu presque exclusif est une réforme de la société, qu’il s’approprie le vocabulaire de la réforme et même celui de la révolution et qu’il en dépossède progressivement tout le camp des progressistes. Il énonce aussi nos le verrons une nouvelle philosophie de l’histoire.

Contrairement au libéralisme classique et à sa version ultra-libérale qui limite le rôle de l’Etat à la protection des biens et des personnes, le néolibéralisme fait intervenir massivement la puissance publique dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la conservation des ressources naturelles, de l’équipement, de l’amélioration des marchés, de l’assurance, et même de la culture. Et pour financer ces dépenses considérables Lippmann pose les bases d’une importante réforme fiscale impliquant la redistribution des revenus.

Le marché aura toujours une vue trop étroite de l’utilité. Seule l’action publique est en mesure d’assumer les dépenses relatives à une « utilité étendue ». Celles relevant des champs précités produisent des « valeurs » mais ces valeurs ne sont pas en elles-mêmes évaluables sur le marché. Elles constituent cependant les « fondations de l’économie sociale ». La richesse produite par l’économie et réinvestie dans ces domaines est la condition de la richesse future. Il ne s’agit pas par exemple de protéger l’environnement pour lui-même mais en tant que « ressource naturelle » pour les générations futures. Seulement parce que le retour sur investissement est différé il excède les perspectives trop étroites du marché. À l’intérieur de celui-ci les agents ne sont pas en mesure d’en percevoir les conditions de possibilité car lequel elles échappent de fait à son évaluation. « Que quelqu’un qui pense préserver le système de la libre entreprise puisse se persuader lui-même que la loi doit laisser les hommes libres de détruire le patrimoine de leurs enfants, c’est là une des curiosités de la déraison humaine. » Il appartient à la puissance publique de compenser cette déraison. Déraison économique, en réalité si la préservation des ressources de l’environnement échappe au calcul elle n’échappe pas à l’économie. La valeur de la nature n’est pas quantifiable mais elle procède cependant des services rendus à l’économie marchande. Autre exemple: la politique culturelle contribue à réguler l’exploitation de la force de travail et de son environnement car le rôle de l’autorité publique est non seulement de perfectionner les règles de droit en vue d’un fonctionnement idéal du marché mais encore d’améliorer la qualité morale, cognitive et par là compétitive de ses agents. La culture -réduite au loisir et au divertissement- est aussi englobée dans cette visée.

L’éducation et la santé quant à elles seront redéfinies à partir de l’adaptabilité à un mode de vie radicalement nouveau imposé par la révolution industrielle qui a « ébranlé les coutumes, les institutions et les traditions » et transformé « la totalité de l’horizon humain » celui « d’une division du travail intensifiée et régulée par un marché de plus en plus étendu et qui va devoir inexorablement s’étendre partout dans le monde »-Stiegler-. La santé est définie comme l’augmentation des performances de tous, y compris des handicapés dans la compétition généralisée des individus. L’objet de l’éducation est l’amélioration constante de l’adaptabilité des populations comprise à partir de la division mondiale du travail. B. Stiegler remarque que si le libéralisme classique mettait l’éducation au service de l’émancipation de l’individu Lippman quant à lui la met au service de sa flexibilité. On voit comment s'annoncent quelques-uns des grands traits de la politique néolibérale actuelle et du capitalisme mondialisé qui prévaut aujourd’hui.

 

Pour Lippmann l’évolution vers cette mondialisation capitaliste est inexorable, elle est le réel de notre monde auquel il s’agit d’adapter une humanité structurellement en retard. Mais poser ainsi une fin, un « telos » à l’évolution et y soumettre une humanité passive c’est poser une philosophie de l’histoire alors que la fin du xx° siècle nous avait fait espérer que nous pouvions nous en passer. Et est-ce bien comprendre le darwinisme? C’est l’enjeu de la critique que Dewey adressera à Lippmann et au néolibéralisme qui s’en inspire au nom d’un autre libéralisme compris cette fois comme libération des potentialités.

 

Avant d’aller plus loin, je voudrais préciser que, très grossièrement on peut donner trois sens au mot libéralisme. : le sens philosophique dont Locke est le premier représentant affirme les droits de l’individu: conservation de la vie, sûreté, et propriété privée -limitée par les capacités du travail individuel- face à l’absolutisme monarchique. Le second est économique: c’est la liberté des échanges, la non intervention de l’Etat dans la vie économique, le laisser faire du marché. Quant au troisième il s’agit d’un basculement du mot dont John Dewey est peut-être à l’origine. Il se caractérise par une critique du libéralisme économique, montrant que la non intervention de l’Etat dans l’économie aboutit à un état de choses contraire aux valeurs fondamentales du libéralisme philosophique sur lequel le libéralisme économique prétend se fonder et qu’il est incompatible notamment avec l’idée de liberté. Pratiquement, aux Etats-Unis être libéral signifie être de gauche, social-démocrate (pour aller très, trop vite).

Je vais maintenant reprendre les éléments essentiels de la position de Dewey telle qu’elle se dégage dans le débat qui l’a opposé à Lippman.

 

 

Pour Dewey aussi il importe de penser le champ politique à la lumière de l’évolutionnisme. Mais pour les pragmatistes les processus évolutifs sont le résultat d’une adaptation créatrice et inventive. Le vivant n’est pas passivement soumis à un environnement déjà donné mais il le crée et le transforme continuellement en fonction de ses propres besoins. L’évolution est imprévisible et buissonnante (nous le savons encore mieux aujourd’hui) et produit des phénomènes imprédictibles d’émergence. Il en va de même pour l’espèce humaine dont l’adaptation tant sur le plan social et politique que psychologique sera créatrice et interactive. L’ environnement est en permanence créé et transformé pour correspondre aux besoins vitaux. Et la création interactive d’environnements nouveaux exprime et à la fois favorise le déploiement des potentialités de chaque citoyen.

C’est au nom de ce qu’il nomme la logique génétique et expérimentale de Darwin que Dewey va critiquer la division que fait Lippmann entre la masse amorphe et passive et les dirigeants experts actifs seuls en mesure de mener les expériences sociales. Pour Lippmann comme on l’a vu le retard de l’espèce humaine sur sa propre évolution vient d’une déficience de la nature de l’homme incapable de penser autrement que par stéréotypes, mais les dirigeants experts qui peuvent éprouver l’adéquation ou la non adéquation de leurs stéréotypes au réel dans l’expérimentation sont les seuls en mesure de prendre les décisions qui s’imposent dans le champ politique. Ainsi le retard cognitif de la masse justifie la réduction a minima de l’espace démocratique et la fabrique du consentement à l’aide des sciences sociales et de la communication en particulier. Mais pour Dewey c’est cette thèse qui est en retard sur la logique darwinienne et qui, par les conséquences qu’elle induit au niveau politique retarde l’évolution de l’espèce humaine en entravant les potentialités des individus. Ce dualisme métaphysique actif/passif est en réalité l’héritier de la division ancienne entre classes supérieures et classes inférieures déjà présente chez les Grecs. Le prétendu « retard structurel » de la masse ignorante chez Lippman cautionne en réalité les vieilles hiérarchies sociales.

Dewey lui oppose« la logique génétique et expérimentale de Darwin ». On vient de le voir l’évolution est le résultat d’un processus d’interaction entre le vivant et son environnement, or ce processus est celui-la même de l’expérimentation. L’expérience vitale est à la fois passive et active: « nous faisons quelque chose à la chose qui, en retour nous fait ensuite quelque chose » L’organisme prend activement l’initiative (variation aléatoire, action sur l’environnement) et modifie l’environnement (phase active) qui le modifie en retour (phase passive de la sélection naturelle). Le vivant de toute façon supporte les conséquences quelles qu’elles soient. A partir de ce noyau dur du darwinisme Dewey va repenser toute forme d’expérience en général, de la nature jusqu’à la société.

Les vivants les plus complexes se caractérisent pas la grande multiplicité des actions et rétroactions expérimentales avec leur environnement. Chez les organismes supérieurs la présence de l’intelligence rend le filtre de la sélection plus complexe en anticipant les effets des actions et des rétroactions, effets qu’elle a la possibilité de contrer. Cependant l’intelligence n’est pas pour autant en rupture avec l’évolution, ses fins sont toujours adaptatives, subordonnées aux besoins vitaux de l’organisme, c’est à dire locales et situées. Dewey le pragmatiste rompt avec la conception de la connaissance-contemplation (Platon) ou représentation (Descartes, Kant) qui est encore celle de Lippman: « Si nous croyons que le connaître n’est pas l’acte d’un spectateur se tenant en-dehors d’une scène naturelle ou sociale, mais l’acte d’un participant alors le véritable objet de la connaissance se situe au niveau des conséquences de l’action dirigée. » et encore, contre l’empirisme cette fois: « l’organisme n’est pas un spectateur face à l’écran du monde qui le bombarderait de données brutes, il est un acteur qui prend part au monde. Le concept de « participation a une origine biologique et il irradiera aussi bien dans les questions de connaissance (…) que dans les questions de valeur (la démocratie participative). » -Dewey- Comme la connaissance la forme de démocratie que Dewey appelle de ses voeux, est participative.

Le gouvernement des experts prôné par Lippmann déconnecte les phases passives et actives de l’expérience, déconnexion aggravée par les dimensions de la Grande Société: « Tout gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas l’opportunité d’informer les experts ne peut être autre chose qu’une oligarchie gérée en vue des intérêts de quelques-uns » écrit Dewey « Il ne s’agit pas d’exclure le savoir des experts ni de le produire à leur place, mais de contrôler collectivement ses possibles usages politiques et sociaux. » B. Stiegler. Et la connaissance doit être à la disposition de chacun. Pour Dewey, les formes participatives de la démocratie découlent de la logique évolutionniste de Darwin.

Mais comment s’expliquent les ruptures de rythmes, les dyschronies, les décalages, les retards entre les différents niveaux de la société qui produisent les crises politiques ou économiques?

Si l’agent de l’évolution de l’espèce humaine est l’intelligence son moteur est la tension entre l’impulsion et l’habitude. Chez Lippmann les impulsions sont rigides et proches de l’instinct animal mais pour Dewey loin stables fixées une fois pour toutes dans la nature humaine ce sont des forces de rupture, des agents de déviation, indéterminés au départ chez l’enfant, qui doivent être socialisés par l’éducation. Cette énergie novatrice et déviante source de la création entre en tension avec la stabilité nécessaire à l’incorporation de l’individu dans l’environnement social. Au cours des interactions complexes entre le groupe et l’individu que l’éducation met en jeu, l’impulsion va se stabiliser en disposition, en habitude. En chacun donc comme au sein des collectivités humaines se combinent activité et passivité. C’est pourquoi Dewey refuse la déconnexion lippmannienne entre ceux qui agissent et ceux qui subissent ainsi que toute opposition hiérarchique entre l’innovation réservée aux leaders et la stabilité archaïque attribuée à la masse. La tension féconde entre le besoin de stabilité, d’intégration dans l’environnement et l’impulsion déviante et novatrice permet l’émergence de l’espace politique qui est champ des conflits et des dissensions entre l’ancien et le nouveau. Le « retard » de l’espèce humaine c’est la résistance à l’innovation due au besoin de stabilité et d’intégration. La force de ce retard est immense mais c’est est la chance des vivants humains. C’est dans le décalage entre les phases actives et passives des actions humaines que se prolonge une lutte biologique modifiée en profondeur par l’intelligence et les interactions entre humains. L’espace politique est le lieu des affrontements et des ajustements entre les nouveaux publics qui émergent et les organisations anciennes.

Pour Lippmann, fidèle en cela au libéralisme classique, la masse est constituée d’individus atomisés, dont chacun s’affaire à ses choix privés de producteur, consommateur, reproducteur mais ces conduites individuelles sont néanmoins orientées et contrôlées par un pouvoir politique gérant la santé, l’éducation et la préservation des ressources naturelles, soucieux avant tout de ne pas entraver l’évolution vers un capitalisme mondialisé et de favoriser la division du travail par la compétition. Pour Dewey cette atomisation de la masse en individus repliés sur eux-mêmes et dont les conduites sont gérées d’en haut empêche l’émergence de ce qu’il appelle un public et c’est un des facteurs du retard de l’humanité sur sa propre évolution. Après avoir été progressiste -au temps de Locke, de l’affirmation de la dignité de chacun et de la condamnation de l’esclavage, l’individualisme est devenu le rempart des immobilistes et des réactionnaires notamment en ce qu’il opère une véritable mise hors circuit de l’intelligence collective. -J’introduis ici une note personnelle: j’ai longtemps été très réticente à l’emploi de ce terme car il faisait plutôt surgir en moi l’image du contraire de l’intelligence: le comportement des sociétés d’insectes, des troupeaux de moutons, ou les réactions irrationnelles d’une foule que ce qui peut résulter des échanges entre individus humains. Mais l’insistance de B.Stiegler dans l’emploi de ce terme me l’a fait admettre non au sens de l’intelligence d’une collectivité en tant que telle mais comme le processus de la multiplicité des interactions individuelles dans une expérimentation sociale dont le résultat, par nature n’est jamais figé. Ce qui me paraît correspondre au sens dans lequel Dewey emploie cette expression- Pour lui en effet à l’inverse de Lippmann, la révolution scientifique du 17° siècle est plus importante que la révolution industrielle qui a eu lieu un siècle plus tard. Elle a en effet fourni le paradigme de l’expérimentation et montré ce qu’est l’interaction entre l’intelligence et la nature et en quoi l’acquisition de la connaissance est un processus collectif. - Un exemple parmi d’autres peut être la découverte pascalienne de la pression atmosphérique. Car elle s’inscrit dans une série d’interactions humaines (les fontainiers de Florence qui constatent l’impossibilité de faire monter l’eau dans les pompes au-dessus de 10m 33, la première expérience faite par Torricelli avec du mercure qui montre l’existence du vide, l’explication qu’il propose du phénomène à savoir le poids de l’air sur le mercure de la cuve qui équilibre la hauteur de la colonne de mercure dans le tube dont l’extrémité ouverte est immergée dans la cuve, le raisonnement de Pascal qui fait l’hypothèse de la variation de cette pression avec l’altitude et imagine l’expérience du Puy de Dôme elle-même réalisée par Florin Périer, les vérifications de Pascal à Paris, etc…

Cet exemple d’expérimentation scientifique est certes une épure mais transposé dans le champ politique ce modèle permet de comprendre comment l’intelligence collective s’approprie les connaissances pour relancer sans cesse l’expérimentation.

Nous avons vu que pour Lippmann l’évolution humaine était finalisée par le règne sans partage du capitalisme mondialisé qui constitue, pour reprendre l’expression de Sartre à propos du marxisme un horizon indépassable. Mais c’est être en contradiction avec la logique génétique et expérimentale de Darwin. La complexité des interactions entre les hommes et l’environnement qu’ils se sont donné et qui résulte de ces interactions est telle que le résultat ne peut en être qu’imprévisible. Dès lors, affirmer le caractère inéluctable et définitif de l’avènement du capitalisme mondialisé et en faire dépendre l’organisation de la société relève comme nous l’avons vu d’une philosophie de l’histoire qui par définition ne peut faire l’objet d’aucune expérimentation mais au nom de laquelle selon Dewey le processus de l’évolution se trouve entravé et retardé. Le juridictionnisme de Lippmann ainsi que la planification imposée d’en haut est ainsi au service, non de l’évolution mais de la conservation des acquis et de la concentration des capitaux. En ce cas, explique Dewey « L’opinion publique ne peut s’exprimer que par intermittence, privée des moyens de connaître et de débattre, elle ne peut se prononcer que sur l’urgence immédiate …son manque de continuité la fait se tromper par rapport au cours des événements. » (on peut ici penser aux Gilets jaunes)

Le coup de force de Lippmann est de réduire la Grande Société à l’économie mondiale et l’interdépendance des hommes à leur dimension économique alors que selon Dewey cette interdépendance est essentiellement morale et affective. Aussi le nouveau mode de vie  qu’il oppose à la division du travail intensifiée et régulée de Lippmann est une démocratie qui n’est pas pour lui d’abord un régime institutionnel extérieur mais « mais une manière de vivre personnelle. Elle signifie « la possession et l’usage continuel de certaines attitudes, qui forment le caractère personnel et qui déterminent le désir et le but dans toutes les relations de la vie » et ces habitudes sont celles qui favorisent l’intensification et la diversification des interactions sociales, qui permettent à la fois la mise au jour des conflits et leur résolution par l’intelligence collective, c’est à dire par l’expérimentation. Or l’expérimentation exclut que quiconque en connaisse par avance la fin et elle refuse toute obéissance à l’argument d’autorité. L’enjeu est de libérer les potentialités créatrices dont tous les individus sont porteurs. « la démocratie est la foi dans le fait que le processus de l’expérience est plus important qu’aucun résultat atteint en particulier, de sorte que les résultats particuliers qui ont été accomplis n’ont de valeur ultime que s’ils sont utilisés pour ordonner le processus en cours. (…) Toutes les fins et toutes les valeurs qui sont coupées du processus en cours deviennent des arrêts, des fixations. Elles tendent à figer ce qui a été gagné au lieu de l’ utiliser pour ouvrir la voie à des expériences nouvelles et meilleures. »

Pour Dewey, le problème central du libéralisme est celui de l’hétérochronie, du décalage temporel entre les potentialités à venir de l’espèce humaine et les stases durables et figées dont elle a hérité de son évolution passée, la différence de rythme entre l’inertie durable du passé et la mobilité créatrice exigée par l’avenir. Ces discordances expliquent les conflits et les troubles de l’époque présente. Si les stases institutionnelles mentales ou morales héritées du passé retardent sur le flux de l’innovation technique, scientifique et sociale le véritable problème est celui du retard culturel, de l’écart qui peut aller jusqu’à la scission entre les nouvelles habitudes exigées par l’environnement et les anciennes croyances: « Le rythme des changements de l’environnement industriel a été si rapide que l’opposition entre les nouvelles habitudes créées par l’environnement et les anciennes manières de penser, de croire, d’être affecté produit des personnalités profondément divisées. Les actes et les attitudes réelles que réclame la Grande Société contredisent les valeurs et les croyances que professent les individus »-Stiegler-. C’est pourquoi le monde de la culture où s’expriment ces valeurs et ces croyances parait toujours en retard par rapport au monde nouveau créé par la Grande Société. Mais l’ancien n’en est pas pour autant disqualifié. S’il faut lutter contre la division c’est par « une intégration intellectuelle et morale qui implique une confrontation collective sur la question des fins, des croyances et des valeurs en « incorporant dans la culture les méthodes de la science expérimentale ». Cette adaptation repose à la fois sur les possibilités de modification de ces fins, ces croyances et ces valeurs par l’environnement et les capacités à modifier en retour ces conditions de l’environnement. L’éducation est précisément  « l’acquisition des habitudes qui effectuent un ajustement de l’individu à son environnement…mais il est essentiel que cet ajustement soit compris dans son sens actif »-Dewey-…non pas comme une soumission docile aux exigences de la Grande Société, mais comme la capacité de l’espèce humaine à reprendre le contrôle expérimental de sa propre évolution dans le contexte de la société industrielle en redéfinissant de manière collective et continue ses fins et ses moyens. Il y a un lien organique entre éducation et démocratie.

Cependant l’issue de ces ajustements reste imprévisible. La tension entre l’impulsion déviante et créatrice et le besoin de stase, de repos et de stabilité, est constitutive de l’humain comme l’avait vu Nietzsche. Cette incertitude et cette tension sont le tragique de la condition humaine.

 

Et pour finir je cite encore Barabara Stiegler: « Ainsi s’esquisse un affrontement entre deux versions proprement politiques du gouvernement des vivants: entre une bio politique disciplinaire qui passe dans le domaine du travail, de l’éducation et de la santé, par un contrôle social de plus en plus coercitif, et sur le plan de la démocratie par la fabrique du consentement des masses, et une autre version possible du gouvernement des vivants centré à la fois sur la libération des capacités de participation de tous les individus à l’expérimentation sociale et sur la détermination par l’intelligence collective des fins et des moyens de l’évolution. »

 

Claudine Fabre

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz