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La religion est-elle l’opium du peuple ?

La phrase : « la religion est l’opium du peuple » est une des plus célèbres de Marx. Elle vient sous sa plume, en 1844, dans un texte de jeunesse intitulé : « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel ».

Marx vient d’arriver à Paris, alors capitale de l’esprit révolutionnaire en Europe. Il compte y réfléchir, dans de meilleures conditions qu’en Allemagne, aux conditions théoriques et pratiques d’une émancipation humaine qui ne se limiterait pas à la simple généralisation des principes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

C’est à Paris qu’il va chercher à dépasser définitivement la philosophie des Hégéliens de gauche et même celle de Ludwig Feuerbach qui a bouleversé la philosophie de la religion.

Pour répondre à la question : « La religion est-elle l’opium du peuple ? », je vais procéder en trois temps. Je vais d’abord me demander ce que peut signifier cette phrase dans le contexte intellectuel où Marx s’inscrit. Ensuite je verrai comment elle prend sens dans le texte de Marx lui-même. Enfin je me demanderai ce que nous pouvons penser aujourd’hui d’une telle affirmation.

Le contexte intellectuel

Marx nous dit que rapportée au peuple la religion tiendrait le rôle d’un opium. Qu’entend-il exactement par « opium » ?

En Europe le début du 19° siècle voit se développer l’usage de l’opium. Il est rapporté par les soldats anglais rentrés de l’Inde mais sa consommation a deux usages socialement reconnus.

Dans le monde littéraire et artistique il est popularisé par Thomas de Quincey et Musset et on le voit fréquemment cité par Balzac. Dans ce milieu on y apprécie les visions oniriques, les illusions, l’entrée dans un monde fantastique que son usage procure. Le second usage est sensiblement différent. L’opium est alors pris comme un antalgique que la médecine officielle en Angleterre ne craint pas de recommander à toute les couches de la population[1].

Au demeurant les deux finalités de sa consommation ne sont pas incompatibles. A ceux qui souffrent de la vie, l’opium apporte un soulagement de leur malaise et en prime un séjour dans un monde enchanté. Boris Souvarine a même trouvé chez Balzac, dans le roman « La rabouilleuse » de 1842, l’expression la loterie est « l’opium de la misère ». Balzac entend par là que pendant les cinq jours qui précèdent le tirage, l’homme du peuple peut rêver « aux masses d’or et de jouissances » qu’il a à portée de sa main et oublier sa situation. Balzac et Marx recourent, me semble-t-il, à deux expressions superposables. Ils appellent « opium » tout ce qui permet de se détourner du concret de l’existence et de vivre heureusement mais faussement dans un monde imaginaire.

La phrase de Marx peut donc s’entendre : La religion permet au peuple de se détourner du concret de l’existence et de vivre plus ou moins heureusement mais faussement dans un monde imaginaire. Cette substitution effectuée reste à se demander ce que Marx entend dans le sujet de la phrase. S’agit-il de la religion en général ? Religion, est-ce un concept qui vise aussi bien les religions néolithiques, celle du Proche-Orient ancien, les trois monothéismes etc. ? Est-ce une définition anthropologique ou ne s’agit-il que de la religion chrétienne qu’il a pu observer dans son Allemagne rhénane ?

La réponse n’est pas difficile, pour un philosophe allemand des années quarante du 19° siècle, il ne peut s’agir que du Christianisme. Ceci est assez facile à montrer.

Trois grands auteurs ont vu dans le Christianisme, la forme pure de la religion, celle où se représente l’essence du religieux. II s’agit de Kant, Hegel et Feuerbach.

Dans son livre de 1793 « La religion dans les limites de la simple raison » Kant déclare que de toutes les religions qu’il y eut jamais, seule la religion chrétienne aura été une religion morale[2]. Toutes les autres se préoccupaient d’abord de rechercher les faveurs du dieu ou des dieux. Elles étaient des montages symboliques constitués en vue de faire tourner le monde à l’avantage de leurs fidèles. La religion « du sage maître de Nazareth », comme il dit, a elle une visée morale pure. Elle prescrit avant toute chose à l’homme de devenir meilleur, c’est-à-dire d’agir sur lui-même et de se transformer en vue de s’améliorer. Cette amélioration de l’homme doit en principe s’effectuer dans l’ignorance de ce que Dieu peut bien faire de son côté pour le salut du fidèle. C’est là la position d’un protestantisme dans lequel le fidèle ne peut être sauvé que par une grâce divine imméritée. En tout cas elle met, pour Kant, la religion chrétienne à part de toutes les autres religions[3].

Ce privilège se retrouve chez Hegel. Il voit dans le Christianisme la réalisation « accomplie » de l’esprit religieux. Les autres religions n’ont pu surmonter les scissions entre le fini et l’infini, entre l’universel et le particulier, entre le divin et l’humain, alors que le Christianisme a su représenter dans la personne de Jésus l’unité de la vie qui se déploie dans ces différences et les réconcilie. Le Judaïsme par exemple était une religion de l’alliance. Mais qui dit alliance dit aussi séparation entre un dieu lointain et les hommes concrets. Jésus vient rapprocher l’humain et le divin. Avec la figure de Jésus le divin comme tel vient se manifester comme humain. L’infini et le fini ne sont plus posés dans leur séparation et leur antithèse. Le dieu apparait comme homme et comme divinité immanente au Monde »[4].

Feuerbach, l’inspirateur direct de la critique marxienne de la religion, établit sa théorie de « l’essence de la religion en général » à partir du Christianisme protestant, parce que c’est en lui qu’est effectuée jusqu’à ses dernières limites la projection inconsciente des qualités du genre humain en Dieu. L’essence du christianisme, titre de son maître livre, permet donc de révéler le secret de toutes les religions.

Conclusion de ce bilan, la philosophie allemande met le Christianisme au centre de ses réflexions sur le religieux et la fameuse phrase de Marx s’inscrit dans ce contexte, d’autant plus que son souci en 1844 est de définir les obstacles qui séparent le peuple allemand qui vit encore dans un état confessionnel, de son émancipation[5].

On doit donc entendre la phrase que nous commentons sous cette nouvelle forme : La religion chrétienne permet au peuple (allemand) de se détourner du concret de l’existence en vivant faussement dans un monde imaginaire.

L’intérêt de cette substitution on le voit est considérable. Les opiomanes de Marx ne sont pas les hommes en général, et la valeur opiacée de la religion concerne la religion par excellence : le christianisme. La phrase de Marx n’a donc pas de valeur universelle ou anthropologique. Il ne sert donc de rien d’opposer à Marx le sens et les structures des religions africaines, indiennes, égyptienne etc. Marx ne dit pas que la religion d’Osiris ou d’Artémis est l’opium du peuple égyptien[6].

Nous pouvons maintenant lire la phrase de Marx dans le texte où elle prend place.

Le texte de Marx

La phrase qui nous intéresse prend place dans l’introduction à la « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » la seule partie que Marx rédigera. Cette introduction se présente comme une brillante exposition d’un humanisme émancipateur.

Pour Marx, l’homme vit dans des chaînes et il doit cesser de « renoncer à lui-même », formule très heureuse qui montre que d’une certaine manière l’homme participe à sa dépossession. Le couple aliénation/désaliénation, emprunté à Feuerbach, constitue la grille conceptuelle majeure de Marx à cette époque[7]. L’homme doit conquérir son émancipation contre les puissances qui le dépossèdent de sa nature sociale et de sa force créatrice. Il y en a trois : la religion, les rapports sociaux inégaux et égoïstes, enfin l’Etat.

Nous nous en tiendrons à la première. Au demeurant Marx déclare, dans une phrase célèbre : « la critique de la religion est la condition première de toute critique ». En effet la religion représente la forme pure de l’aliénation. Car l’apriori de toute religion est que l’homme ne s’appartient pas lui-même mais dépend moralement et métaphysiquement d’un autre. La religion n’est qu’un « soleil illusoire » et la critique doit rendre l’homme au soleil qu’il est pour lui-même.

Heureusement la critique de la religion a été en partie accomplie par Feuerbach. Marx va en reprendre les deux thèses majeures mais en modifiant la deuxième à laquelle il donne une portée politique concrète.

Marx trouve deux points d’appui chez Feuerbach.

1 – La théologie est une anthropologie qui s’ignore :

Autrement dit tout ce que qui est dit de Dieu, par la théologie, trouve sa racine en l’homme. Mais un homme présenté dans toute la splendeur dont il peut imaginer à la limite être capable. En parlant de Dieu, l’homme ne sort pas de lui-même, il ne va pas à la rencontre d’un tout autre. Il projette devant lui ses plus belles qualités et ses désirs les plus profonds qu’il révère comme attribut d’un être divin. La théologie est un fétichisme par lequel l’homme adore ce qui, à son insu sort de lui. On voit la force de la thèse, elle n’est pas celle de la critique rationaliste qui nie l’existence des dieux. La thèse de Feuerbach est que les dieux vivent bien mais avec des qualités qu’ils nous empruntent. Les hommes s’aliènent dans un dédoublement de leur monde au profit des dieux et l’humanisme feurbachien leur propose de rapatrier sur terre ce qui a été objectivé dans les dieux.

Seulement cette thèse devait répondre à une objection de style cartésien. Le fait que nous pensons Dieu comme infini alors que nous sommes finis n’est-il pas la preuve que nous touchons en « Dieu » un être qui ne peut pas dériver de nous, un être qui est au contraire découvert dans son irréductible altérité ? C’est ici que prend place la deuxième thèse de Feuerbach.

2 – L’homme habite l’infini

L’individu humain est fini, mais il participe comme genre, c’est-à-dire comme humanité, de l’infini. Ce qu’un homme ne peut pas faire, un autre le peut. Mon savoir, ma volonté sont limités, mais il en est différemment de l’humanité[8]. Ma vie est liée à un temps limité, mais celle de l’humanité non. Les dieux ne se nourrissent pas de la vie humaine individuelle, mais des virtualités du genre humain, de l’humanité comme telle. L’homme a un autre rapport à l’infini dans le fait même de la conscience. La conscience est capable de poser un « je » et un « tu », elle peut se mettre à la place d’un autre. Elle n’est pas enfermée dans la finitude de l’’individu. Elle est une ouverture sur l’altérité. Cette altérité c’est encore la présence de l’homme comme genre, comme humanité, la conscience habite un logos qui fait exister l’humanité.

La critique de la religion semble donc faite. L’homme religieux vit dans un monde enchanté et tout ce qui s’y trouve vient à son insu de l’humanité. Les beautés que les hommes révèrent proviennent d’eux. Marx est d’accord jusque-là avec Feuerbach, l’homme doit ramener du ciel sur la terre les trésors dont il s’est dépouillé.

Mais, dit Marx dans ce texte et dans les fameuses onze thèses sur Feuerbach écrites l’année suivante, pourquoi l’homme s’est-il aliéné dans le ciel, pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de dédoubler son monde en distinguant une vie profane et une vie sacrée ? Sur ce point, Feuerbach invoque une thématique néo-hegelienne : la religion est la première conscience de soi de l’homme, mais elle est indirecte, projetée sur des êtres non-humains. L’histoire des dieux serait autant d’étapes à travers lesquelles les hommes clarifieraient le rapport à leur propre vérité[9]. Marx n’admet pas cette explication. Il fait valoir que l’homme ne vit pas dans le genre humain en général, mais toujours dans une société concrète : « l’homme c’est le monde de l’homme, [c’est-à-dire] la société et l’Etat dans lesquels il vit ». C’est donc la nature de ce milieu concret qui est à l’origine du dédoublement qui détourne l’homme de lui-même. C’est parce que ce milieu est un monde faux, où existe le malheur que l’on a besoin d’illusions pour vivre.

C’est lorsque les virtualités créatives tant individuelles que collectives sont enchaînées que les hommes les réalisent illusoirement dans des récits imaginaires. Le sous-développement du monde humain va de pair avec le sur- développement de sa religion. La misère de l’ici-bas fait système avec la beauté de l’au-delà. Le règne de l’amour dans le ciel va de pair avec l’empire de l’égoïsme et de la violence dans la société.

Chez Marx la critique du ciel se termine donc en critique de la terre. La critique de la religion, en critique du droit, des rapports sociaux et de l’état. Bref en critique politique.

« La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple ».

Les considérations précédentes permettent maintenant d’entendre la fameuse phrase de Marx.

Elle a trois sens : La religion est un monde imaginaire qui procure une compensation qui permet de vivre dans un monde injuste et sans cœur. Elle est analogue à un opium au double sens où elle fait oublier quelque temps les misères de la vie et où elle procure des satisfactions imaginaires. Mais elle est aussi un opium en ce qu’elle détourne les hommes de lutter pour leur émancipation. Le terme de cette émancipation Marx, à cette époque, l’appelle émancipation « humaine» pour la distinguer d’une émancipation simplement « politique »[10].

C’est pour cela qu’il écrit, dans la « Question juive » : « L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous forme politique »[11].

Jusqu’ici j’ai essayé de comprendre la phrase de Marx, en quelque sorte, de son point de vue. Mais j’avais annoncé un titre qui demandait s’il convient d’admettre le rapport privilégié que Marx établit entre l’opium et la religion. Je vais donc maintenant répondre à cette question.

La phrase de Marx et nous

Que la religion soit souvent comme un opium cela n’est pas niable, qu’avec cette qualification on puisse penser le tout du religieux c’est ce que pour ma part je ne crois pas. Je voudrai passer en revue pour terminer les raisons fortes qui incitent à penser le religieux hors du squelette que le Jeune Marx nous en offre.

1 – La formule de « l’opium du peuple » ne rend pas compte de la force du religieux qui peut jouer dans deux sens : conservateur mais aussi critique et utopique.

La mythologie avec ses discours de fondation et de raccord du présent à une origine immémoriale et intouchable est habitée par une puissance de mise en ordre conservatrice qui n’a rien à voir avec des rêveries qui nous éloigneraient d’une prétendue réalité. Si de si nombreuses sociétés ont pu chercher avec succès à répéter leur passé c’est parce qu’elles trouvaient dans leur religion, la charte, le logiciel qui leur permettaient de figurer leur désir de conjuration du temps destructeur, de verrouiller leur avenir dans leur passé[12].

Mais le religieux peut jouer dans l’autre sens, c’est-à-dire formuler une utopie dotée d’une fonction critique et transformatrice voire révolutionnaire. C’est ce qui se passe avec les mouvements millénaristes ou prophétiques que le tiers monde a connus. On y voit chaque fois une interprétation des malheurs régnants en termes religieux du style « nos dieux n’ont pas su nous protéger ou au contraire ils nous ont punis pour x raison » et une espérance est formulée dans l’adhésion à un nouveau dieu ou dans la reformulation d’une sagesse des anciens[13]. La Bible elle-même connait ce phénomène. A côté d’un langage de pérennisation de l’ordre établi, on trouve des accents de protestation contre la condition misérable des hommes, contre l’ordre établi, contre la religion elle-même et au profit de la justice sur cette terre[14].

2 – S’en tenir à l’opium du peuple, c’est rester dans une conception intellectualiste et subjectiviste du fait religieux qui tend à le réduire à des croyances auxquelles les individus seraient susceptibles d’adhérer ou non.

Une religion, c’est encore un ensemble de pratiques cérémonielles et souvent de prohibitions partagées. Ces pratiques cultuelles sont des mécanismes et des processus de régulation de la vie sociale où se constitue et se fortifie le sentiment d’appartenir à un nous collectif. En ce sens la vie laïque n’y échappe pas. Les banquets, les commémorations, les défilés, les saluts au drapeau tous ces rituels (quand ils existent encore) nous rapportent les uns aux autres et nous font incarner une personnalité collective.

3 - Marx dès 1844 croit qu’il peut exister une configuration sociale où seraient réconciliés l’individu et la société sans aucune soumission de l’un à l’autre, c’est ce qu’il entend par le moment de l’« émancipation humaine ». J’ai du mal à le suivre sur ce point. Je pense plutôt qu’on ne peut pas rassembler durablement de nombreux individus sans qu’il y ait au-dessus d’eux un tiers plus ou moins transcendant en position d’instance régulatrice. Ce tiers n’est pas un pouvoir coercitif, c’est une référence qui n’appartient à personne en propre, par exemple chez nous la Nation qui est d’une autre nature que l’état. Elle constitue comme un complément religieux de l’état et endosse le caractère sacré autrefois détenu par le Roi. Sans une dimension verticale, sans un ascendant symbolique les liens sociaux laissés à leur horizontalité s’effilochent, la société se fragmente, s’atomise ou pire se déchire. C’était la leçon d’Auguste Comte et de Durkheim, aujourd’hui reprise par Sartre, R. Debray ou R. Girard. On comprend pourquoi l’Europe ne marche pas, elle n’a pas voulu trouver dans sa culture ce tiers transcendant, cette verticalité, sans laquelle il n’y a pas d’ensembles humains. L’Europe n’a pas de sacré et les millions de contrats qui tissent son économie développée ne peuvent toujours pas en tenir lieu.

4 – Dans la Question juive Marx écrit : « L’existence de la religion est l’existence d’un manque », l’opium religieux est là pour suppléer ce manque. Marx pense que l’existence humaine peut devenir pleine, pleine de soi, pleine des autres que soi et pleine du monde. C’est à partir de cette densification de l’humain qu’il parle.

Ce faisant il ne veut rien savoir des fêlures de l’homme. De son « manque à être » comme dit Lacan, de sa subjectivité qui s’épuise à se clore sur elle-même, comme dit Levinas. Marx nous promet un homme qui serait un étant non problématique : n’est-il pas au contraire habité par une certaine faiblesse ontologique, une déficience qui ne le quitte pas ?

Et certes, c’est bien là que les religions l’attendent et lui proposent leur marchandise. L’homme vacille, le sens vacille, eh bien les faiseurs de religion ont tout ce qu’il faut pour combler les fissures! Ils nous offrent mille versions d’un monde plein, sans rupture ou baisse de sens.

Il ne faut pas les suivre, mais attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est en ce lieu que les religieux veulent assainir et suturer, en cette ouverture sans fin que l’homme trouve peut-être son plus haut destin. L’homme n’est pas emprisonné dans sa nature, son identité faillée lui donne accès au monde. Il n’existe même de monde que par lui, car seul l’homme peut laisser venir à lui et dire la diversité affolante du monde. Le caractère « ek-statique » de l’homme, comme dit Heidegger, en fait le point où le monde vient à la rencontre de lui-même et peut se recueillir dans la pensée.

La pensée a un rapport avec cette fragilité, avec ce manque à être. Ce manque à être, il ne faut ni le combler comme le proposent les religions, ni le nier comme semble faire Marx. Il nous appartient plutôt d’y séjourner courageusement

Pour dire les choses autrement nous ne pouvons plus être humanistes comme Marx. Selon son étonnante métaphore l’homme doit être « son propre soleil» et ce faisant, « se mouvoir autour de lui-même ». Heidegger a défini l’humanisme comme « ce processus par lequel l’homme se place au centre de l’étant [15]». Marx appartient au plus haut point à ce pli. Il pense d’autant plus aisément la religion comme une drogue qu’il a en vue la maîtrise technique comme rapport naturel au monde. La stigmatisation marxienne de la drogue a pour envers la promesse d’une activité sans fin des hommes associés dans la transformation de la nature.

Conclusion

La religion est-elle l’opium du peuple ? Au sens péjoratif du terme c’est-à-dire au sens où elle détourne les peuples de prendre en main leur destin, la religion peut l’être souvent. Mais si l’on demande : ce caractère opiacé permet-il de penser la complexité du religieux, la réponse est certainement non.

La discussion

Après la présentation de ce texte, de nombreuses interrogations très intéressantes ont été formulées. Plus tard, en comité restreint, Maïté a soulevé une question qui m’a amené à repréciser le concept de transcendance ou de verticalité. Je pense qu’il est utile qu’il soit fait part de ma réponse.

La question était celle-ci : Les dieux de la cité antique, ne se distinguent pas des hommes par une transcendance marquée. Où donc les sociétés grecques (par exemple) trouvent-elles leur verticalité ?

Réponse : Les dieux grecs sont en effet des éléments, des foyers de signification où resplendit l’ordre du monde, ainsi : l’amour/Aphrodite, les interdits de la chasse/Artémis, le mariage/Héra, le renversement de l’ordinaire/Dionysos etc. Leur série est ordonnée à une tradition respectable mais ceci n’en fait pas un monde décisivement transcendant, les dieux faisant partie du monde

Par contre :

  1. La cité, comme patrie, à travers ses cultes, ses cérémonies civiques, ses sacrifices auxquels participe la population produit tout au long de l’année un sur-moi collectif ressenti, un « nous » en position de verticalité.
  2. Le religieux ne se réduit pas à un discours, il développe son efficacité sociale dans les rituels qui produisent ce nous collectif. Ce processus se produit par des voies qui ne sont pas celles de la représentation mais de la participation, faite d’émotion et de gestes collectifs, où s’incarne, comme en surplomb pour l’individu, un destin commun.

Autrement dit, bien que leurs Dieux fassent partie de l’ordre du monde, les grecs ont pu vivre leur « conscience collective » en position de verticalité.

G. Courtois

[1] Max Milner, L’imaginaire des drogues, Gallimard, 2000.

[2] Doctrine, Ière partie, Remarque générale.

[3] Jacques Derrida, « Foi et savoir » in La Religion, 1996, Paris, p. 9-23, remarque que cette thèse kantienne « forte, simple et vertigineuse » est solidaire de la « mort de Dieu ». Si pour se conduire de manière morale, on doit faire ce que l’on a à faire en mettant entre parenthèse la faveur divine, on doit agir comme si dieu n’existait pas. Pour agir moralement, il faudrait donc endurer quelque chose comme une mort de dieu. La mort de dieu comme condition de la moralité pure! La mort de dieu qui seule nous préserve des dieux utiles, pourvoyeurs de bienfaits en retour, comme les entendent les païens.

[4] L’Esprit du Christianisme et son destin (1799), Vrin, Paris, 1981, p. 87 : « Le fils de Dieu est aussi fils de l’homme ; le divin sous une forme particulière apparait comme un homme; le lien de l’infini au fini est à coup sûr un mystère sacré, parce que ce lien est la vie même ; la réflexion qui [comme toujours (G.C.)] scinde la vie, peut la diviser en infini et fini et seule la limitation, le fini considéré pour lui-même, donne le concept d’homme comme opposé au divin [scission que ne dépasse pas le judaïsme (G.C.)] ; mais hors de la réflexion, dans la vérité [je souligne (G.C.)] , la limitation n’a plus cours».

[5] Dans La question juive, texte lui aussi de 1844, Marx écrit : « En Allemagne, où il n’existe pas d’Etat politique, d’Etat en tant qu’Etat, …l’Etat est théologique ex professo…le prétendu Etat chrétien a besoin de la religion chrétienne pour se compléter comme Etat ». U.G.E. Paris 1968, p. 19 sq.

[6] Ce point a été parfaitement dégagé par Jean-Claude Milner, La puissance du détail, chap. 3, Grasset, Paris 2014. On trouvera aussi dans ce chapitre une analyse brillante de la question de savoir si la phrase de Marx ressortit à la métaphore (qui tend vers l’identité) ou à la proportionnalité (qui s’écarte de l’identité).

[7] Marx abandonnera ce couple conceptuel lorsqu’il développera son anthropologie économique. Ces travaux aussi remarquables soient-ils semblent malheureusement accréditer l’idée que les bases de l’émancipation seront apportées par le développement spontané et catastrophique de l’économie capitaliste. Ce qui est une manière masquée de reconnaître une sorte de bonne fée providentielle : comme une émancipation portée par la nature des choses, avatar ressurgissant de la notion d’un dieu bienveillant.

[8] Feurbach, « L’essence du Christianisme »(1841), Chap. I, trad. L. Althusser in Manifestes philosophiques, Paris 1960, p. 64 : « L’homme n’est que vain lorsqu’il caresse du regard sa propre forme individuelle, mais il n’est pas vain quand il admire la forme de l’humanité ». « Toutes les déterminations divines, toutes celles qui font de Dieu un Dieu, sont des déterminations du genre (humain) ». L’essence du Christianisme, trad. JP Osier, Paris 1968, chap. 15, p. 292.

[9] Ibid., chap. 2, p.130 : « la religion est la première conscience de soi de l’homme, mais indirecte. Par suite, partout la religion précède la philosophie…L’homme commence par projeter son essence hors de lui avant de la trouver en lui-même ».

[10] La question juive, ibid. p. 25 : « Dans l’Etat…l’homme vaut comme être générique [mais]…dépouillé de sa vie réelle et individuelle et rempli d’une généralité irréelle ».

[11] Ibid. p. 45.

[12] Cf. entre autres : Ernst Bloch, L’athéisme dans le christianisme, Paris, Gallimard, 1978.

[13] V. Lanternari, Les mouvements religieux des peuples opprimés, Paris, Maspéro, 1962

[14] Osée, 6.6 ; Amos, 5, 21 ; Isaïe, 1,11.

[15] M. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité » (1942), Questions II, Paris 1968, p. 160-161.

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Published by cafe-philo-psycho de Biarritz